Le Boër frémit, aux conséquences probables de cet orage dont rien ne pouvait faire prévoir l’explosion, et qui se produisait avec cette soudaineté traîtresse, particulière aux tropiques. De véritables trombes d’eau s’abattirent bientôt sur le sol avec une surabondance échappant à toute comparaison.
Avant peu, le ruisseau gonflé outre mesure allait devenir un torrent, puis un fleuve impétueux. Déjà les tiges d’Euphorbes, entraînées par le courant, passaient, rapides et sombres, en tournoyant. De minute en minute, le péril devenait plus pressant. Et le wagon, privé de son attelage, immobilisé comme une montagne de bois, en un point que les eaux devaient indubitablement atteindre, allait être submergé.
Klaas impuissant, désespéré, montra le poing au ciel et poussa une horrible imprécation.
XV
Singulière impression produite sur les noirs africains par l’aspect des blancs. – Joseph retrouve son voleur. – Stupéfaction des Batokas et des Makololos en voyant deux Alexandre. – Sam Smith pose ses conditions. – Le bushranger abuse de la situation. – Albert apprend l’enlèvement et la captivité de sa femme. – Un fusil de cent mille francs. – En avant. – À travers la forêt. – Course furieuse. – Trois vaillants. – La voie douloureuse. – Nuit terrible. – L’ouragan. – Près du torrent. – Cri d’angoisse. – Le wagon en perdition. – Albert reconnaît Klaas le Boër.
Les indigènes africains qui aperçoivent pour la première fois le visage d’un Européen, ressentent généralement une étrange impression de terreur. C’est un fait constaté par les voyageurs les plus véridiques, entre autres, Livingstone, Baldwin, Baines, Cumming, et tout récemment encore, le commandement Cameron, le major Serpo Pinto et le docteur Holub. Ce sentiment d’effroi offre même cette particularité caractéristique, qu’il est partagé par les animaux domestiques. Un blanc qui se présente devant un kraal, ne manque jamais d’être accueilli par les hurlements lugubres des chiens, qui, épouvantés bientôt comme à la vue d’un spectre, s’enfuient en se bousculant et en renversant tout ce qu’ils rencontrent.
Si dans certains cas, et grâce aux explorations fréquentes, un certain nombre de tribus sont un peu plus familiarisées avec l’aspect de ces épidermes blafards, la présence inopinée d’un Européen produit toujours et quand même une singulière sensation de malaise. Ce n’est qu’à la longue, et après une cohabitation assez prolongée, que le noir se familiarise avec le blanc, au point de l’initier à sa vie intime, à ses habitudes. Encore, professe-t-il alors pour lui un sentiment complexe, où se confondent la terreur passée, et une sorte de timidité qu’augmente parfois un respect allant jusqu’à la vénération.
Généralement, les explorateurs européens ont su résister aux sollicitations souvent importunes, quelquefois impérieuses des chefs qui voulaient les faire intervenir dans leurs querelles de tribu à tribu et bénéficier ainsi de ce sentiment d’épouvante encore augmenté par l’usage redoutable des armes à feu. Magopo, le chef des Batokas, n’avait pas échappé à cette préoccupation de s’adjoindre un blanc pour attaquer les Makololos, ces ennemis séculaires de son clan, et il avait, dans mainte occasion, imploré l’appui d’Alexandre. Le jeune homme déclina prudemment ses offres, bien que le rusé sauvage ait fini par imposer la révélation du Trésor des Rois Cafres, comme condition de leur acceptation.
Sam Smith le bushranger n’avait pas les mêmes scrupules. Entré de la façon que l’on sait dans l’intimité des Batokas, bénéficiant largement de son étrange ressemblance physique avec Alexandre, il joua avec autant de bonheur que d’aplomb le rôle de son Sosie. Devinant bien vite qu’il avait une mine inépuisable à exploiter, il résolut de souscrire à toutes les conditions de son hôte et de jouer son va-tout. L’expédition contre les Makololos fut, on s’en souvient, résolue séance tenante, et l’on décida que la petite armée se mettrait en campagne sans plus tarder. Avec l’appui de l’Européen, Magopo qui ne se sentait pas d’aise, regardait la victoire comme certaine, et, comme la laitière de la fable, escomptait déjà par la pensée les conséquences de la déroute de ses ennemis.
Sam Smith, beaucoup plus positif, ne voyait là qu’un moyen de bourrer ses poches de diamants. Jugeant alors que les Barimos avaient été favorables à Gun et à Horse, puisque celui qu’il prenait pour Alexandre ne refusait plus son concours, Magopo brusqua l’attaque.
On se rappelle comment les deux troupes se trouvèrent inopinément en présence, au moment où le traité de paix si intelligemment élaboré par Alexandre venait d’être ratifié selon la coutume indigène.
Seshéké serrait encore la main de Gun et se tenait près du trou dans lequel avaient été enterrées les flèches et les cartouches. Le noir monarque poussa un cri farouche à la vue des assaillants.
– Blanc ! hurla-t-il furieux, en menaçant d’une sagaie la poitrine d’Alexandre impassible, blanc, tu m’as trahi !
Albert et Joseph, en voyant le péril couru par leur ami, s’interposèrent brusquement. Alexandre les écarta du geste.
– Du calme, leur dit-il froidement. Je devine une partie de la vérité, et j’espère arranger cette singulière affaire sans effusion de sang.
– Mais le temps presse, s’écrièrent les deux jeunes gens.
– Vous ne reconnaissez donc pas l’Européen qui marche en tête des Batokas.
– Caraï !... s’écria Joseph, c’est mon voleur, l’homme aux vingt mille francs. Oh ! le gavache !...
» Monsieur Alexandre, je vous en prie, passez-moi votre carabine que je lui casse la tête.
– Non, mon brave Joseph, ne cassez rien, et gardez-vous bien de me tuer en effigie.
– Je ne comprends pas.
– Comment, vous ne devinez pas que ce grand vaurien de Smith, abusant les Batokas, se fait passer pour moi. Il y a là un quiproquo assez curieux dont il importe de profiter.
» Laissez-moi faire.
Les Batokas voyant au milieu des Makololos, non seulement Gun et Horse, mais encore trois Européens, parmi lesquels Alexandre qu’ils connaissaient bien, éprouvèrent un moment d’indicible stupeur. Les Makololos, de leur côté, en constatant cette incroyable ressemblance entre le bandit anglais et le voyageur français, n’en pouvaient croire leurs yeux.
Il y avait bien effectivement deux Alexandre. Lequel était le vrai, de quel côté se trouvait la contrefaçon ? Y avait-il enfin un dédoublement du même individu ? Autant de questions insolubles pour les noirs dont la préoccupation fut telle, qu’ils ne pensèrent même pas à frapper les premiers coups.
Le moins étonné de tous n’était certes pas master Smith qui voyait du même coup sa popularité à la veille d’être compromise, et le résultat probable de son opération financière à inscrire à la colonne du déficit.
– Écoute-moi, chef, dit enfin Alexandre à Seshéké de plus en plus perplexe en présence d’un tel prodige. Nous venons de conclure une trêve, de la meilleure foi du monde, puisque le fils et le neveu du chef des Batokas se trouvent au milieu de tes guerriers. Cette trêve ne sera rompue que si tu le veux bien.
» Laisse-moi parler aux Batokas. Ils m’aiment, et tu vas les voir dans un moment déposer leurs armes.
– C’est bon. J’ai foi en ta promesse. Va.
– Toi, Albert, et vous Joseph, accompagnez-moi. Il est urgent de circonvenir habilement Sam Smith en s’adressant à sa cupidité, sinon, une catastrophe est imminente.