» Encore une fois, tant pis, et l’inondation va nous débarrasser sans danger d’un compétiteur gênant.
» C’est égal, je voudrais bien connaître la cause de cette catastrophe qui vient ainsi de s’abattre sur nous à l’improviste. Qui sait s’il n’y a pas là-dessous quelque diablerie !
» Tiens ! À propos, où sont donc les deux Boërs et le prédicant ? Ces coquins nous auraient-ils trahis ? Ne seraient-ils pas retournés près de Klaas ?
Ainsi qu’on a pu le voir, le digger ne se trompait qu’à moitié. Ils étaient indignement trahis par Cornélis, Pieter et le Révérend, mais ces derniers avaient bien d’autre soucis que de prêter main-forte au sauvage blanc.
Klaas terrifié en entendant l’inondation eut d’abord la pensée d’arracher du wagon Esther et madame de Villeroge, pour les soustraire à une mort imminente. Il n’en eut pas le loisir tant l’invasion des eaux fut brutale. Ce fut comme un changement à vue qui s’opéra instantanément dans la configuration des terrains découverts quelques moments auparavant. La nappe liquide se rua comme une cascade dans cette dépression, servant de collecteur aux milliers de filets d’eau coulant épars de droite et de gauche, et atteignit d’emblée les essieux du dray. Klaas poussa un juron terrible en se voyant cerné, et en constatant jusqu’à l’impossibilité de gagner à la nage la rive qui fuyait de plus en plus. Sa vigueur athlétique n’eût pu elle-même lui permettre de lutter contre ce courant furieux.
Après quelques minutes, une seconde poussée se produisit comme une de ces lames de fond si redoutées des navigateurs. La vague battit les parois du chariot qui gémirent lugubrement. Une clameur d’épouvante échappa aux malheureuses recluses, dont la situation était d’autant plus horrible, qu’elles se trouvaient dans une obscurité presque complète.
Par un phénomène étrange, le wagon qui eût dû être renversé du coup, ou tout au moins disjoint, et par cela même aussitôt submergé, oscilla doucement d’avant en arrière. Puis, il tangua, roula comme une embarcation laissée à sec sur la grève et que soulève la marée montante. Plus de doute, il flotte, lourdement il est vrai, mais le danger de submersion, le seul à redouter, se trouve momentanément écarté. Enfin son assiette est excellente en raison du poids de la caisse, et surtout des roues et des essieux qui forment naturellement le lest.
Klaas étonné comme pourrait l’être un pendu qui sent casser la corde au bout de laquelle il se balance, pénètre dans son retiro habituel transformé soudain en gaillard d’avant, et examine attentivement la configuration du véhicule.
L’agencement de cette machine, si primitive et si grossière en apparence, est véritablement merveilleux, et fait le plus grand honneur à la sagacité du premier possesseur. La caisse, formée de planches légères et pourtant fort résistantes, est intérieurement recouverte d’une mince plaque de tôle galvanisée, sur laquelle s’étendent des nattes de sparterie. Deux poutrelles placées dans le sens de la longueur, forment comme les virures d’un navire, sur lesquelles s’appuient de distance en distance des couples destinés à donner à l’appareil toute la solidité désirable. Rien n’a été négligé pour le rendre parfaitement étanche, car toutes les chevilles, toutes les têtes de boulons et tous les écrous laissent encore passer quelques minces filaments d’étoupe.
Klaas, en véritable sauvage, n’avait jusqu’alors fait nulle attention à la disposition si ingénieuse, grâce à laquelle les voyageurs pouvaient parer à cette éventualité, si fréquente et si désastreuse, d’inondations imprévues. Il n’avait vu là qu’un dray analogue à ceux dont la forme et la matière sont restées invariables depuis les premiers temps de la colonisation.
– Ah ! pardieu, dit-il subitement rasséréné, il faut convenir que je suis un heureux coquin. Et ceux qui se sont donné la peine de venir empoisonner mes bœufs, ne se doutaient certes pas qu’avant peu mon dray serait mis en mouvement par une force qui ne craint ni la tsé-tsé ni le mokoun !
» Les pauvres bêtes ! Voici que le courant les roule et les emporte vers le fleuve. Quelle joyeuse aubaine pour les caïmans !
» À propos, et les mineurs ! Je n’entends plus leurs cris. Est-ce qu’ils seraient tous noyés ? Leur silence m’étonne. Ma foi ! qu’ils aillent au Diable et qu’ils y restent. Quant à moi, je vais m’arranger de façon à me tirer d’ici. Voici l’orage apaisé. La pluie cesse, le soleil luit, c’est le moment de me mettre en route.
» Je ne suis pas un batelier expérimenté ; mais avec un peu de prudence et beaucoup de bonne volonté, je pourrai conduire à bon port ce singulier navire dont je suis si bizarrement devenu le capitaine.
» Il me faudrait au moins une rame... Ah ! parbleu, voici mon affaire.
Des arbres, arrachés par la tourmente, arrivaient enchevêtrés, et s’accrochaient à la palissade en partie démantelée. Le Boër n’eut qu’à choisir une tige bien droite, assez longue et suffisamment résistante. La couper et l’ébrancher en quelques coups de coutelas, fut l’affaire d’un moment. La palette fut fabriquée avec une planche enlevée au couvercle d’une caisse à biscuit, et attachée séance tenante avec des clous tirés du coffre à outils, toujours si bien garni.
Les eaux montaient encore, bien que la tempête fût complètement terminée. Avant peu, le wagon allait être soulevé au-dessus des pieux formant le gros œuvre de la palissade. Klaas résolut d’attendre ce moment, tout en absorbant à la hâte quelques larges bouchées dont son organisme, en dépit de sa prodigieuse vigueur, commençait à ressentir un impérieux besoin.
Pendant ce temps, Albert, Alexandre et Joseph, mourant de faim, écrasés de fatigue, étreints par l’angoisse, étaient remontés en courant jusqu’au point où s’élevaient les rochers sur lesquels Klaas avait sabré les Euphorbes. Le lit du ruisseau, devenu torrent, se resserrait notablement en cet endroit, tout en acquérant une redoutable rapidité.
– C’est là qu’il nous faut passer, dit Alexandre, ou nous résoudre à attendre le retrait des eaux.
– Passons, répondit brièvement Albert dont les dents claquaient.
» Il faut éviter de mouiller les cartouches... nous allons en avoir besoin.
– Je passe le premier.
– Peu importe. Je te suis.
– Attends un moment. Je veux atteindre cet arbre déraciné qui arrive entouré d’une véritable chevelure de lianes.
Alexandre s’élança et plongea afin d’échapper autant que possible au courant bien moins rapide, on le sait, dans les couches inférieures qu’à la surface. Il reparut à vingt-cinq ou trente mètres et poussa un cri de joie en constatant que l’arbre venait de s’accrocher aux pointes aiguës d’une roche récemment immergée.
Voulant faciliter le passage à ses compagnons et leur procurer le moyen de soustraire les armes et les munitions au contact de l’eau, il revint près d’eux en nageant d’une main et en tenant de l’autre une liane avec laquelle il comptait bien établir une communication avec l’autre bord.
Cette liane fut en effet attachée solidement et Albert avec Joseph qui, voyant l’intelligente manœuvre de leur ami, avaient préalablement assujetti sur leurs épaules les carabines et les cartouches, pour ne pas perdre une minute, opérèrent sans fatigue, en se halant sur l’amarre végétale, cette périlleuse traversée.
Ils arrivèrent tout ruisselants au campement placé immédiatement derrière les roches où végétaient jadis les Euphorbes, et tombèrent au beau milieu des mineurs au moment où retentissait le concert d’actions de grâces motivé par la salutaire intervention des deux noirs.