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Ces derniers aperçoivent aussitôt les nouveaux arrivants, et poussent un long cri d’allégresse auquel répond une triple exclamation de bonheur :

– Les chefs blancs !...

– Zouga !... c’est toi... Le Bushman, notre brave camarade.

Puis, un serrement de main nerveux dont la cordialité remplaçait de longues phrases.

La présence imprévue de ces deux auxiliaires, dont ils ont depuis longtemps apprécié la vigueur et l’inaltérable dévouement, est un rude appoint pour les Français. Ils vont en quelques mots les mettre au courant de la situation, et s’élancer avec eux vers le dray que l’on voit osciller à travers les branches, quand une soudaine clameur retentit à quelques pas.

Une troupe nombreuse d’Européens accourt vers la clairière, en brandissant leurs armes. Cette troupe compte une cinquantaine d’individus, portant le costume des mineurs. À leur tête s’avance un personnage qu’ils reconnaissent aussitôt pour master Will, le policeman de Nelson’s Fountain.

Tout entier à l’angoisse poignante du moment, ils ne remarquent pas l’aspect singulier de leur ancien compagnon, et se trouvent, en un clin d’œil entourés d’un cercle d’hommes dont l’aspect n’est rien moins que rassurant.

– Master Will !... s’écria Albert, nous vous avons rendu quelques services... Vous nous devez la vie... Je fais appel à vos sentiments... à tout votre cœur.

» Ma femme a été enlevée par un bandit. Elle est là... à quelques pas... dans ce wagon à demi submergé... Prêtez-nous main-forte... aidez-nous à l’arracher au péril mortel qui la menace... aux mains du misérable qui la retient prisonnière...

» Master Will... au secours !

Le policeman jette un coup d’œil oblique sur sa troupe, tire de sa ceinture un revolver qu’il arme, puis, simplement, froidement, prononce du bout des dents ces quelques mots :

– Arrêtez-moi ces trois hommes ! s’ils résistent, fusillez-les sur place.

Albert, Alexandre et Joseph, atterrés, demeurent un moment immobiles, comme pétrifiés, n’en pouvant croire leurs yeux ni leurs oreilles. Le contact de mains brutales les rappelle soudain à la réalité. Plus de doute, le misérable argousin les trahit. Pourquoi ? dans quel but ?

Ils ne sont pas hommes à se laisser ainsi empoigner sans résistance comme des filous vulgaires. Ils se débattent comme des furieux, roulent en entraînant chacun un groupe humain, et tentent, mais en vain de s’arracher à cette multiple étreinte. Inutiles efforts. En moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, ils sont garrottés, jetés rudement sur le sol et mis dans l’impossibilité absolue d’opérer un seul mouvement.

Albert, le sang aux yeux, l’écume aux lèvres, hurle, se tord, et mord les cordes qui ensanglantent ses poignets. D’un suprême effort, il se lève, jette un regard affolé dans la direction du dray et voit le lourd véhicule glisser lentement, comme un bateau, sur les flots tumultueux. Il pousse un dernier cri et s’abat lourdement sur le sol.

– Mais, misérable, s’écrie Alexandre hors de lui, pourquoi cet infâme abus de pouvoir ?... Pourquoi nous arrêtez-vous ?... Qui êtes-vous donc ?... Que nous reprochez-vous ?

– Je suis homme de la justice coloniale, détaché au kopje de Nelson’s Fountain, et je vous ai suivis jusqu’ici. Je ne commets aucun abus de pouvoir, car nous sommes sur les terres de Sa Majesté la reine. Vous êtes accusé du crime de vol et d’assassinat, et ces deux hommes sont vos complices.

» Vous aurez à rendre compte de ce double forfait aux représentants de la justice britannique, et serez jugé conformément aux lois.

Alexandre allait protester énergiquement, quand un homme revêtu d’un costume mexicain, le même qui avait jadis assisté Joseph dans son duel contre l’Américain Dick, s’approcha d’Albert comme pour lui porter secours. Il frôla Joseph et lui dit à voix basse quelques mots en espagnol. Le Catalan tressaillit et demeura immobile. Puis au moment où le Mexicain se baissait sur le jeune homme toujours évanoui, Joseph, dont les liens venaient d’être tranchés par cet auxiliaire inattendu, fit un bond terrible, culbuta les mineurs qui se trouvaient sur son passage et s’élança en plein bois.

– À moi ! Zouga, cria-t-il d’une voix retentissante.

» Avaï !... Avaï !... Monsieur Alexandre. Je suis libre.

» Chien d’Anglais ! J’aurai ta peau, et madame Anna sera sauvée.

Troisième partie

Les drames de l’Afrique Australe

I

Pendant l’inondation. – Le Révérend perd tout prestige. – Pieter se défie des gens qui savent lire. – Stupeur de trois vauriens. – Un terrible boxeur. – Les Boërs rossés comme ils ne le furent jamais. – Comment l’inconnu guérissait les syncopes. – Cornélis et Pieter trouvent un maître. – Alerte. – Encore Sam Smith le bushranger. – Sombre histoire d’un bandit. – Délation. – Paiement de cinquante coups de fouet. – Comment l’éléphant se venge du crocodile. – Supplice du Révérend. – Mystères.

– Activez le feu, Pieter, je me sens glacé jusqu’aux moelles.

– Le fait est que cette inondation subite, succédant à la tempête, a singulièrement rafraîchi l’atmosphère.

– Brrr !... Si, comme le racontent les malins du Waal, les Hollandais nos pères jouissent pendant six mois de l’année d’une pareille température, je préfère cent fois la colonie à la métropole.

– Vous avez raison, Cornélis. J’avalerais, comme du petit-lait, une pinte de Cape-brandy bouillant.

Et Pieter grommelant, toussant comme un bœuf atteint de la pneumonie particulière à la région, se leva, ramassa une énorme brassée de branches d’acacia, formant une partie de la réserve mise de côté pour la nuit, et la lança dans le foyer. Les tiges épineuses saturées de gomme crépitèrent bruyamment, et lancèrent de longues coulées de flammes qui s’échevelèrent dans les ténèbres.

– Mais vous voulez donc nous jeter sur le dos tous les sacripants à peau noire ou blanche rôdant aux environs, s’écria d’une voix colère le Révérend qui, sanglé dans sa lévite, semblait insensible au froid humide tombant de toutes parts comme un immense suaire de glace.

– Je voudrais bien savoir comment et de quel côté nous pourrions être surpris, riposta d’un ton bourru Cornélis.

» Nous payons d’ailleurs assez cher cet avantage, car, grâce à vous, nous sommes dans une jolie position. Nous avons fait la sottise de vous accompagner sur cette langue de terre où vous deviez trouver un point de repère indiqué sur votre fameux plan. Vous n’avez rien trouvé du tout. Mais en revanche, les eaux ont envahi la chaussée reliant la presqu’île au rivage, et nous voilà bel et bien prisonniers jusqu’à la fin de la crue.

– Est-ce ma faute, à moi, si l’un des trois acacias, mentionnés sur le plan de ce missionnaire maudit, a disparu.

» La cupidité vous rend stupides. Au lieu de récriminer comme des enfants volontaires, vous feriez mieux d’aviser aux moyens de sortir d’ici, afin de continuer nos recherches dès qu’il fera jour.

– La paix ! vieux coquin. Nous n’avons à recevoir de vous ni conseils ni réprimandes.

» Oh ! il est inutile de fouiller dans la poche où se trouve votre revolver. Avant d’avoir tenté le moindre mouvement suspect, sachez que je vous enverrais tenir compagnie aux alligators qui pataugent aux environs.