– Vous !...
– Oui, moi... parbleu ! Je ne sais véritablement pas ce qui m’arrête, en pensant que j’ai été assez niais pour ajouter foi à vos sornettes, et croire que ce torchon informe que vous cachez comme une relique pouvait nous donner cette opulence après laquelle nous courons.
– Cornélis a raison, renchérit Pieter. Vous autres, Européens, vous ne pensez qu’à spéculer sur notre peau, à nous piller et nous rançonner à merci.
» Puis, enfin, je me défie des gens qui savent lire.
– C’est vrai, interrompit Cornélis. Je vous demande un peu à quoi servent tous vos grimoires, quand on possède une paire de jambes et de bras solides, emmanchés à des torses comme les nôtres...
– Un esprit exempt de préjugés, des yeux susceptibles de guider infailliblement la balle d’un roër...
– ... Et des mains soulevant comme une paille la hache de trente livres.
– Parlez-nous de Klaas. Voilà un gaillard qui comprend la vie.
– Au lieu de nous exciter contre lui, d’éparpiller nos forces en semant la division parmi nous, n’eût-il pas été plus sage d’opérer de concert avec lui.
Le Révérend supportait, avec une parfaite insouciance, ces récriminations en partie double. Il dardait sur ses deux interlocuteurs ses yeux bleu-d’acier, et semblait préparer une virulente réponse.
Un large rire qui éclata derrière son dos, arrêta tout net dans sa gorge l’apostrophe avec laquelle il comptait foudroyer les deux rebelles.
L’irruption soudaine d’une troupe de noirs ou la subite attaque de fauves eussent trouvé les trois solitaires sur la défensive, tandis que, étant donné le lieu et le moment, cet éclat de gaieté produisit sur eux une singulière impression de stupeur. Les Boërs surtout, n’ayant de l’homme civilisé que l’épiderme, élevés de père en fils au milieu des superstitions les plus grossières, admettaient volontiers une intervention surnaturelle. Quel homme, en effet, eût été assez téméraire pour oser ainsi se rire des deux redoutables bandits devant lesquels tremblaient tous les aventuriers du pays. Le Révérend, au contraire, sur l’esprit duquel de semblables puérilités ne pouvaient avoir aucune prise, fut agité d’un pressentiment sinistre, et, pour la première fois peut-être, se sentit envahi par une terreur contre laquelle il essaya de réagir.
Il n’en eut pas le temps.
Le rire venait de s’arrêter. Quelques brindilles craquèrent sous un pas léger, et un homme de haute taille, vêtu à l’européenne, une lourde carabine en bandoulière, se détacha en pleine lumière. Il faut rendre aux Boërs cette justice que, voyant l’apparition prendre un corps et se manifester sous une forme humaine, ils bondirent comme poussés par un ressort, et s’apercevant qu’ils avaient affaire à un seul individu, dédaignèrent de se servir de leurs armes. Leurs lourdes mains s’abattirent sur les épaules du nouvel arrivant qu’ils s’attendaient à voir plier comme un roseau, en dépit de sa carrure indiquant une force peu commune.
Cornélis, en effet, se vantait de colleter d’une seule main, en l’empoignant par une corne le bœuf le plus vigoureux, et Pieter se faisait un jeu d’arrêter par les pieds de derrière un poulain de trois ans.
L’inconnu résista comme un pilier de fer. Les sauvages blancs demeurèrent un instant stupides d’étonnement, et leur esprit, encore sous l’impression récente causée par l’éclat de rire, opéra un retour subit vers le surnaturel.
L’homme était bien en chair et en os. Cornélis et Pieter en firent sans plus tarder l’expérience. Avec une aisance parfaite, il se dégagea sans effort apparent de cette double étreinte, ramena ses deux bras devant sa poitrine et prit en un clin d’œil une irréprochable attitude de boxeur.
Puis, ses poings, lancés comme des marteaux-pilons, jaillirent sous une irrésistible et savante propulsion. Cornélis, touché au creux de l’estomac, fit : Han !... étendit les bras et s’abattit de son long, avec un bruit flasque de chair aplatie.
– Celui-là est borgne... ne l’aveuglons pas, murmura le boxeur.
Pieter voulut opérer une brusque retraite de corps. Il n’en eut pas le temps. Frappé en plein front comme avec une massue, il fléchit sur les jarrets, poussa un cri rauque, et s’écroula en croix sur le corps de son aîné.
Celui qui venait d’accomplir cet effroyable tour de force, contempla un moment ce pittoresque enchevêtrement de torses et de membres et reprit, sans paraître remarquer le Révérend dont les dents claquaient d’épouvante :
– Voilà un joli coup double qui ravirait William Harrisson, mon premier professeur, si le digne homme n’avait reçu à Newgate les derniers services du vieux Calcraft.
À ce nom de William Harrisson, le Révérend fit un bond comme s’il avait reçu une balle en plein cœur. Il s’élança vers l’inconnu et bégaya d’une voix haletante :
– Vous avez dit... William... Harrisson !...
– Silence ! coquin, riposta-t-il d’une voix dure. Tu parleras tout à l’heure... quand je t’interrogerai.
» Tes armes... Dépêchons...
Le Révérend affolé tendit son revolver.
– Bon. Mais ce n’est pas tout. Il me faut ce plan dont vous parliez il y a un moment.
– Mais... voulut protester le misérable dont la froide audace avait fait place à un inexplicable affaissement...
– Encore une fois, silence... et dépêchons. Je n’ai jamais répété deux fois un ordre.
Le gredin s’exécuta en tremblant de plus belle.
– Cela suffit... quant à présent.
Puis, voyant que les Boërs gisaient immobiles comme des cadavres, il ajouta :
– Il faut faire revenir à eux ces deux rustres qui restent là, étalés comme des veaux.
Et comme le Révérend hésitait interdit.
– Allons ! pas tant de façons. Tu connais le procédé des voleurs d’or, n’est-ce pas. Le plus simple et aussi le plus efficace.
» Pardieu ! Ils ne sont pas morts. Je ne tue d’un coup de poing que quand je veux.
» Écarte leurs vestes. Entrebâille leurs chemises... Mets à nu les poitrails. Applique-moi un solide tison là-dessus. Appuie... ferme. Que ça leur flambe le cuir.
Les chairs pétillèrent sous la morsure du feu et une écœurante odeur de grillé se répandit dans les airs. Cornélis et Pieter, rappelés soudain à la vie par ce moyen d’une brutalité inouïe, se mirent à hurler comme des possédés.
– Voilà qui est bien, fit le boxeur avec son rire sarcastique.
» Eh ! debout, vous autres, et faites-moi grâce de votre musique, où je vous bâillonne de deux nouveaux coups de poing.
Cornélis et Pieter dominés par cet accent impérieux, domptés pour la première fois de leur vie, surmontèrent l’atroce douleur causée par l’application des tisons, et se turent soudain. Les événements s’étaient déroulés avec une telle rapidité, le double choc qui les avait assommés avait été à ce point violent, que leur cerveau ne comprenait plus, que leurs poumons respiraient à peine.
Ils se dégagèrent lentement, promenèrent sur la lueur produite par le foyer un regard hébété, et s’assirent lourdement. avec des attitudes d’ivrognes.
– Ma parole, grogna Cornélis, il me semble avoir reçu dans la poitrine un coup de pied lancé par Kleinboy... mon cheval pie.
– Et moi, balbutia Pieter, c’est à croire qu’un arbre de cent pieds s’est abattu sur mon crâne.
– Chacun un simple coup de poing, octroyé par votre serviteur, dit en goguenardant le terrible inconnu.
» Allons, debout, camarades, nous avons à causer. Et, surtout, que la tentation ne vous vienne pas d’allonger les pattes sur vos armes vénérables, car alors je serais forcé de vous faire avaler à chacun le contenu d’un des canons de ma carabine.