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Robert Charles Wilson

Axis

« Il est nécessaire que les choses meurent en retournant dans ce qui leur a donné naissance. Car elles se doivent les unes les autres réparation et satisfaction de leur injustice, conformément à la prescription du temps. »

ANAXIMANDRE DE MILET

À la mémoire du Dr Albert Goldhar

et d’Ella Beautone (Bootie) Goldhar,

ainsi qu’à celle de la famille qu’ils ont créée

et dans laquelle ils m’ont généreusement accepté.

PREMIÈRE PARTIE

Le 34 août

Un

Durant l’été de sa douzième année, celui où les étoiles commencèrent à tomber du ciel, le petit Isaac se découvrit capable de distinguer l’est de l’ouest sans ouvrir les yeux.

Isaac vivait en bordure du Grand Désert Intérieur du continent Équatoria, sur la planète annexée à la Terre par les êtres impénétrables qu’on appelait les Hypothétiques. Les gens avaient donné à cette planète toute une panoplie de noms grandioses, mythologiques ou froidement scientifiques, mais la plupart l’appelaient tout simplement le Nouveau Monde, dans plus d’une centaine de langues, ou Équatoria, comme son continent le plus colonisé. Isaac avait appris tout cela dans ce qui tenait lieu d’école.

Il habitait un ensemble de bâtiments en brique et en adobe, loin de la ville la plus proche. Il n’y avait pas d’autres enfants dans la colonie. Les adultes avec lesquels il vivait préféraient rester à distance prudente du reste du monde. Ils étaient spéciaux, de diverses manières dont ils ne discutaient qu’à contrecœur. Isaac aussi était spécial. Ils le lui avaient dit et répété à de multiples reprises. Mais il n’était pas sûr de les croire. Il ne se sentait pas spécial. Parfois, il ne se sentait vraiment pas spécial du tout.

Les adultes, surtout le Dr Dvali ou Mme Rebka, lui demandaient parfois si la solitude lui pesait. Pas du tout. Il avait de quoi s’occuper avec les livres et la vidéothèque. Il apprenait, à son rythme : peu rapide mais régulier. Isaac se doutait que sa lenteur décevait ses gardiens. Toujours était-il que livres, vidéos et leçons remplissaient ses journées, et en cas d’indisponibilité de ceux-ci, il lui restait la nature des environs, devenue une sorte d’amie muette et indifférente : les montagnes, grises, vertes et brunes, qui descendaient jusqu’à cette plaine aride, en bordure de l’arrière-pays désertique, paysage figé de roche et de sable. Peu de végétation y poussait, car la pluie ne venait qu’aux premiers mois du printemps, et sans abondance. Au fond des lits à sec poussaient des plantes pataudes aux noms terre à terre : concombres-barils, cuir rampant. Dans la cour entre les bâtiments, on avait planté un jardin autochtone, avec des cactus duvetés de fleurs pourpres et de grands jamais-verts dont les floraisons en dentelle extrayaient l’humidité de l’air ambiant. Un certain Raj irriguait de temps en temps le jardin à l’aide d’une pompe qui s’enfonçait profondément dans le sol, et ces matins-là, l’air prenait une odeur d’eau riche en sels minéraux, un arôme métallique qui portait à des kilomètres. Les jours d’arrosage, les musaraignes des rochers se frayaient un chemin sous la clôture pour gambader de manière comique d’un bout à l’autre de la cour carrelée.

Voilà de quelle manière se déroulaient les journées d’Isaac, en ce début de l’été de sa douzième année, aussi semblables et tranquilles que jamais, jusqu’à ce que l’arrivée de la vieille femme mette fin à cette paix nonchalante.

Fait remarquable, elle arriva à pied.

Cet après-midi-là, Isaac avait quitté la colonie pour monter dans les contreforts jusqu’à une saillie de granit qui ressemblait à la proue d’un navire sur une mer de galets. Le soleil de l’après-midi y avait chauffé la roche à une agréable température torride. Protégé de la lumière cuisante par un chapeau à large bord et une chemise de coton blanc, Isaac s’assit sous le surplomb, où subsistait de l’ombre, afin d’observer l’horizon. Le désert ondulait en vagues de plus en plus hautes d’air embrasé. Seul et immobile, Isaac flottait dans la canicule, naufragé sur un radeau rocheux et desséché, quand la femme apparut. Elle ne fut d’abord qu’un point sur la route de terre battue venant des villes lointaines où les gardiens d’Isaac allaient acheter vivres et fournitures. Elle avançait lentement, du moins en apparence. Il fallut presque une heure au garçon pour arriver à reconnaître une femme, puis une femme âgée, puis une femme âgée avec un sac sur le dos, qui avançait obstinément et d’un pas déterminé sur ses jambes arquées. Elle portait une robe blanche et un chapeau de soleil de la même couleur.

La route passait près de la saillie, presque à son aplomb, et lorsque la femme approcha, Isaac, qui ne voulait pas être vu même s’il n’aurait su expliquer pourquoi, fila s’accroupir derrière un gros bloc de roche. Il ferma les yeux et s’imagina sentir le volume et la masse du pays sous ses pieds, ceux de la vieillarde chatouiller la peau du désert comme un scarabée sur le corps d’un géant endormi. (Et il sentit une autre présence, au plus profond de cette terre, un monstre tranquille s’agitant dans son long sommeil loin à l’ouest…)

La femme âgée s’arrêta sous la saillie rocheuse comme si elle voyait Isaac dans sa cachette. Le garçon perçut le changement de rythme dans son pas traînant. Mais peut-être s’était-elle innocemment arrêtée boire quelques gorgées d’eau à sa gourde. Elle ne dit rien. Isaac lui-même garda une immobilité totale, ce qu’il savait très bien faire.

Il entendit ensuite la vieille femme se remettre en marche. Elle poursuivit son chemin, quittant la route à l’endroit où une piste obliquait vers la colonie. Isaac releva la tête pour la chercher du regard. Elle se trouvait désormais à plusieurs mètres, la longue lumière de l’après-midi dessinant près d’elle une ombre, comme une caricature tout en jambes. Dès qu’il la vit, elle s’arrêta et se retourna… leurs regards semblèrent se croiser un instant, aussi Isaac se rebaissa-t-il en hâte sans savoir si elle l’avait vu. Surpris par la précision du regard de la femme, il resta longtemps caché, jusqu’à ce que le soleil descende sur les défilés montagneux. Il se dissimula même à ses propres yeux, discret comme un poisson dans une mare de souvenirs et de pensées.

La vieille femme atteignit les portes de la colonie, les franchit, resta à l’intérieur. Avant que le ciel ne devienne complètement noir, Isaac la suivit. Il se demanda si on le présenterait à la nouvelle venue, peut-être au dîner.

Très peu d’étrangers venaient à la colonie. La plupart de ceux qui y venaient restaient y vivre.

Une fois baigné et vêtu de propre, Isaac gagna le réfectoire.

Les trente adultes de la communauté s’y rassemblaient tous les soirs. On prenait ses repas du matin et de l’après-midi quand on le jugeait bon, du moment qu’on acceptait de se les préparer dans la cuisine, mais le dîner était un effort commun, toujours bondé, inévitablement bruyant.

En général, Isaac aimait écouter bavarder les adultes, même s’il comprenait rarement ce qu’ils disaient, sauf sur les points triviaux : à qui revenait d’aller en ville pour l’approvisionnement, comment réparer un toit ou améliorer un puits. Les adultes étant surtout des scientifiques ou des théoriciens, leur conversation portait généralement sur des sujets abstraits. Isaac n’avait retenu que peu de détails sur leur travail en les écoutant, mais s’en était fait une idée globale. Ils parlaient toujours du temps, des étoiles et des Hypothétiques, de technologie et de biologie, d’évolution et de transformation. Même si ces conversations tournaient habituellement autour de termes qui échappaient à sa compréhension, elles semblaient élevées et subtiles. Les discussions – pouvait-on vraiment appeler les Hypothétiques des êtres, des entités conscientes, ou bien étaient-ils une sorte de grand processus stupide ? – devenaient souvent véhémentes, avec des points de vue philosophiques défendus et attaqués comme des objectifs militaires. Comme si, dans une pièce proche mais inaccessible, on démontait et remontait l’Univers lui-même.