Il attendit qu’elle négocie un virage, les pneumatiques de l’automobile peinant à adhérer. Le père de Lise était professeur en faculté. Avant de disparaître.
« Ils disent que les Hypothétiques sont un système de machines autoréplicantes vivant dans les zones les plus froides de la galaxie, aux limites des systèmes planétaires, avec un métabolisme vraiment très lent qui se nourrit de glace et génère des informations…
— Comme ces réplicateurs qu’on a envoyés pendant le Spin.
— Exact. Des machines autoréplicantes. Mais avec des milliards d’années d’évolution derrière elles. »
Les professeurs de faculté parlaient-ils de cette manière à leurs filles ? Ou bien discutait-elle juste pour barrer le chemin à la panique ? « Où veux-tu en venir ?
— Peut-être que ce qui tombe dans l’atmosphère chaque année à cette époque n’est pas que de la poussière de comète. C’est peut-être… »
Elle haussa les épaules.
« Des Hypothétiques morts, termina-t-elle.
— Eh bien, formulé de cette manière, ça semble stupide.
— C’est une théorie qui en vaut une autre. Je ne cherche pas à me montrer sceptique. Mais on n’a pas la moindre preuve que ce qui tombe du ciel vient de l’espace.
— Des rouages et des tubes faits de cendre ? D’où veux-tu que ça vienne ?
— Retournons le problème. L’humanité n’est sur cette planète que depuis trois décennies. On se dit que tout est cartographié et à peu près compris. Mais c’est des conneries. On aurait tort de tirer des conclusions… la moindre conclusion. Même si ce truc est provoqué par les Hypothétiques, ça n’explique pas grand-chose, en fait. On a eu une pluie de météorites tous les étés depuis trente ans, et jamais rien qui ressemble à ça. »
Les essuie-glaces accumulaient de la poussière sur le pourtour du pare-brise. Turk vit des gens sur les trottoirs, en train de courir ou de s’abriter dans des encoignures de portes, ainsi que des visages qui regardaient anxieusement par les fenêtres. Une voiture de police du Gouvernement provisoire passa, gyrophare et sirène activés.
« Peut-être qu’il se passe quelque chose d’inhabituel à un endroit où on ne peut pas le voir.
— Peut-être est-ce la constellation du Grand Chien qui se secoue les puces. Il est trop tôt pour le dire, Lise. »
Elle hocha la tête d’un air triste et se gara dans le parking souterrain de son immeuble, une tour en béton qui semblait tout droit sortie d’un comté très peuplé de Floride. Dans le sous-sol, on ne voyait rien de ce qui se passait dehors, à part un ou deux grains de poussière en train de flotter dans l’air immobile.
Lise glissa sa carte de sécurité dans la fente d’appel de l’ascenseur. « On a réussi. »
Ouais, pensa Turk. Pour le moment.
Quatre
Lise trouva une robe de chambre assez grande pour que Turk puisse décemment la porter et lui dit de mettre ses vêtements dans le lave-linge, au cas où la poussière accrochée dessus soit toxique. Pendant ce temps-là, elle passa sous la douche. Quand elle se rinça les cheveux, de l’eau grise se rassembla en flaque autour de la bonde. Un présage, se dit-elle, un augure : peut-être la chute de cendres ne cesserait-elle qu’une fois Port Magellan enseveli, comme Pompéi. Elle resta sous la douche jusqu’à ce que l’eau retrouve sa limpidité.
Les lumières faillirent s’éteindre à deux reprises avant qu’elle en ait terminé. Le réseau électrique de Port Magellan restait assez rudimentaire : sans doute ne fallait-il pas grand-chose pour mettre un transformateur local hors service. Elle essaya d’imaginer ce qui se passerait si cette tempête (mais pouvait-on lui donner ce nom ?) durait encore un jour, ou deux, ou davantage. Toute une population piégée dans le noir. Les navires de secours des Nations unies arrivant à quai. Les soldats évacuant les survivants. Non, mieux valait ne pas l’imaginer.
Elle enfila un jean et une chemise de coton propres, et les lumières fonctionnaient toujours lorsqu’elle rejoignit Turk dans le salon. Dans la vieille robe de chambre de flanelle qu’elle lui avait prêtée, il semblait extrêmement embarrassé mais dangereusement sexy. Ces jambes d’une longueur ridicule, marquées ici ou là de cicatrices par la vie menée avant de se mettre à conduire des passagers au-dessus des montagnes en avion. Il lui avait raconté qu’à son arrivée sur le Nouveau Monde, il travaillait dans la marine marchande et avait ensuite trouvé un emploi sur l’oléoduc de la Saudi Aramco. De grandes mains épaisses, ayant bien servi.
En le voyant explorer les lieux du regard, Lise fit de même, considérant tour à tour la fenêtre à l’est, le panneau vidéo et sa petite bibliothèque de livres et d’enregistrements. Elle se demanda comment il trouvait l’appartement. Un peu distingué, peut-être, par rapport à ce qu’il appelait son « mobil-home », un peu trop comme au pays, rappelant trop un morceau d’Amérique du Nord importé là, même s’il était encore nouveau pour elle, s’il manquait encore un peu d’âme, ce logement où elle avait posé ses affaires une fois séparée de Brian.
Elle ne montra toutefois rien de ces pensées. Turk regardait la chaîne d’informations locale. On trouvait à Port Magellan trois quotidiens, mais une seule chaîne d’informations, supervisée par un conseil falot et d’un multiculturalisme compliqué, qui diffusait en quinze langues et n’était en général intéressante dans aucune. Mais ce soir-là, elle avait quelque chose d’important à raconter. Une de ses équipes était sortie filmer les rues sous l’averse de cendres, tandis que deux commentateurs lisaient des conseils prodigués par divers services du Gouvernement provisoire.
« Monte le son », lança Lise.
L’important carrefour à l’intersection de Portugal et de la Dixième Rue était bloqué, immobilisant un bus de touristes qui cherchaient désespérément à regagner leur navire de croisière. La substance présente dans l’atmosphère perturbait les transmissions radio, si bien qu’on n’arrivait pas toujours à communiquer avec les bateaux au large. Un laboratoire gouvernemental se livrait en hâte à des analyses chimiques sur les cendres tombées au sol, mais aucun résultat n’avait encore été communiqué. Si on avait constaté quelques problèmes respiratoires, rien ne laissait penser que les cendres présentaient un danger immédiat pour la santé. Certains propos inconsidérés soupçonnaient l’existence d’un lien entre la chute des cendres et la pluie de météorites annuelle, lien qu’il n’y avait toutefois aucun moyen de confirmer. Les autorités locales n’avaient pas de meilleur conseil à donner que d’attendre la fin du phénomène chez soi en gardant portes et fenêtres fermées.
La suite fut à peu près toujours de la même eau. Lise n’avait pas besoin d’un journaliste pour savoir que la ville se bloquait. On n’entendait plus les bruits nocturnes habituels, à par le gémissement périodique des sirènes des véhicules de secours.
Turk mit le panneau vidéo en sourdine pour dire : « Mes habits doivent être propres, maintenant. » Il alla récupérer son T-shirt et son jean dans le coin lessive puis s’habiller à la salle de bains. Il ne s’était pas montré aussi pudique dans le massif de Mohindar. Mais elle non plus, après tout. Lise lui prépara un couchage sur le canapé, puis proposa : « Un dernier verre ? »
Il hocha la tête.
Elle alla dans la cuisine vider dans deux verres le fond de sa dernière bouteille de vin blanc. Quand elle revint dans le salon, Turk avait remonté les stores et regardait dehors dans l’obscurité. Un vent de plus en plus fort balayait en diagonale les cendres qui tombaient devant la fenêtre. Lise arrivait, vaguement, à en sentir l’odeur. Leur puanteur de soufre.