« Ça me rappelle les diatomées, dit Turk en prenant le verre qu’elle lui tendait.
— Pardon ?
— Le plancton dans l’océan, tu sais ? Les animaux microscopiques. Il leur pousse une coquille. Après, quand le plancton meurt, les coquilles tombent au fond de la mer, où elles forment une espèce de limon. Si tu le dragues et que tu le regardes au microscope, tu vois tous ces squelettes de plancton… des diatomées, des petites étoiles, des trucs à épines et tout. »
Lise regarda les cendres dans le vent en pensant à l’analogie de Turk. Les restes de choses autrefois vivantes qui tombaient dans l’atmosphère turbulente. Les coquilles d’Hypothétiques morts.
Cela n’aurait pas surpris mon père, se dit-elle.
Elle y réfléchissait encore quand son téléphone bourdonna à nouveau. Cette fois, elle prit la communication : elle ne pouvait exclure éternellement le monde extérieur… il lui fallait rassurer ses amis sur sa situation. Elle espéra un instant, avec un sentiment de culpabilité, que l’appel ne provenait pas de Brian, mais bien entendu, c’était lui.
« Lise ? dit-il. Je me faisais un sang d’encre pour toi. Où es-tu ? »
Elle alla dans la cuisine, comme pour mettre symboliquement de la distance entre Turk et lui. « Tout va bien, assura-t-elle. Je suis chez moi.
— Ah, tant mieux. Beaucoup de gens n’ont pas ta chance.
— Et toi ?
— Je suis dans l’enceinte du consulat. On est nombreux, ici. On a décidé de rester là et de dormir sur des lits de camp. Le bâtiment est équipé d’un groupe électrogène, en cas de coupure de courant. Tu en as, toi, de l’électricité ?
— Pour le moment.
— À peu près la moitié du quartier chinois est dans le noir. La ville a du mal à faire intervenir ses équipes de réparation.
— Quelqu’un sait ce qui se passe, par chez vous ? »
Brian répondit d’une voix flûtée et tendue, celle qui dénotait chez lui nervosité ou contrariété. « Non, pas vraiment…
— Ou une idée de quand ça va s’arrêter ?
— Non. Mais ça ne peut pas continuer jusqu’à la fin des temps. »
Une idée agréable, mais Lise doutait de pouvoir se convaincre de sa véracité, du moins ce soir-là. « Bon, Brian, c’est gentil d’avoir appelé, mais tout va bien. »
Il y eut un silence. Brian voulait continuer à parler. Comme toujours, depuis quelque temps. Une conversation, à défaut d’un mariage.
« Tiens-moi au courant en cas de problème. »
Elle le remercia, coupa la communication et abandonna le téléphone sur le comptoir de la cuisine en regagnant le salon.
« C’était ton ex ? » demanda Turk.
Il connaissait sa situation, en ce qui concernait Brian. Dans les montagnes, sur les rives d’un lac houleux, elle avait partagé avec lui nombre de vérités douloureuses sur sa vie et sa propre personne. Elle hocha la tête.
« Ça te crée des ennuis, que je sois là ?
— Non, répondit-elle. Aucun. »
Elle regarda d’autres informations sporadiques en compagnie de Turk, mais la fatigue la rattrapa vers trois heures du matin, et elle finit par se traîner jusque dans son lit. Cela ne l’empêcha pas de rester un moment éveillée dans le noir, pelotonnée sous le drap de coton comme s’il pouvait la protéger de ce qui tombait du ciel. Ce n’est pas la fin du monde, se dit-elle. Juste quelque chose de gênant et d’inattendu.
Elle songea aux diatomées : des coquillages marins, une vie ancienne, un rappel supplémentaire que l’Univers avait radicalement changé durant et après le Spin, qu’elle avait vu le jour dans un monde d’un genre différent de tout ce à quoi s’étaient attendus ses parents et grands-parents. Elle se souvint d’un vieux manuel d’astronomie de son grand-père qui l’avait fascinée dans son enfance. Le dernier chapitre, « Sommes-nous seuls ? », regorgeait de ce qui ressemblait à des spéculations naïves et stupides. Parce qu’on connaissait la réponse à cette question. Non, nous ne sommes pas seuls. Non, nous ne pourrons plus jamais considérer l’Univers comme notre propriété privée. La vie, ou quelque chose qui y ressemblait, existait depuis bien avant que l’évolution produise des êtres humains. Nous sommes sur leur terrain, se dit Lise, et comme on ne les comprend pas, on ne peut pas prévoir leur comportement. Même aujourd’hui, personne ne sait avec la moindre certitude pourquoi la Terre a été préservée pendant quatre milliards d’années d’histoire galactique comme un bulbe de tulipe hivernant dans une cave sombre, ni pourquoi une route maritime vers cette nouvelle planète a été mise en place dans l’océan Indien. Ce qui tombe de l’autre côté de la fenêtre n’est qu’une preuve supplémentaire de l’ignorance crasse de l’humanité.
Elle dormit plus longtemps que prévu et s’éveilla avec la lumière du jour dans les yeux… pas tout à fait celle du soleil, mais une luminosité ambiante bienvenue. Le temps qu’elle s’habille, Turk était déjà debout. Elle le trouva près de la fenêtre du salon, en train de regarder dehors.
« Ça a l’air un peu mieux, avança-t-elle.
— Moins mauvais, en tout cas. »
À l’extérieur, une poussière monotone et étincelante flottait toujours dans l’atmosphère, mais elle tombait moins dru que la nuit précédente et le ciel semblait à peu près dégagé.
« D’après les infos, annonça Turk, la précipitation – comme ils l’appellent – diminue. Le nuage de cendres est toujours là, mais il se déplace vers l’intérieur des terres. Ce qu’ils voient sur les images radar et satellite laisse penser que ça pourrait se terminer tard ce soir ou demain en début de matinée, du moins en ce qui concerne le littoral.
— Tant mieux, dit Lise.
— Ça ne sera pas la fin des problèmes. Il va falloir dégager les rues. Il y a encore des problèmes d’alimentation électrique. Quelques toits se sont effondrés, surtout ces toits plats des maisons de location pour touristes sur le cap. Rien que le nettoyage des quais va demander un boulot énorme. Le Gouvernement provisoire a engagé des bulldozers pour déblayer les routes, et une fois qu’on aura rétabli un minimum de circulation, on pourra commencer à pomper de l’eau de mer pour tout rejeter dans la baie, si tant est que les collecteurs d’eaux pluviales le supportent. Le tout compliqué par la poussière dans les moteurs, les voitures en panne, etc.
— Et au niveau toxicité ?
— D’après les types des infos, la poussière est essentiellement composée de carbone, de soufre, de silicates et de métaux, en partie assemblés en molécules inhabituelles, quoi que cela puisse vouloir dire, mais qui se décomposent assez vite en éléments plus simples. À court terme, aucun danger à moins qu’on souffre d’asthme ou d’emphysème. À long terme, qui sait ? Ils continuent à préférer que les gens restent chez eux, et conseillent de porter un masque à ceux qui ont vraiment besoin de sortir.
— Des idées sur l’origine de tout ce truc ?
— Non. Beaucoup d’hypothèses, pour la plupart débiles, mais quelqu’un de la Prospection géophysique a eu la même idée que nous : des trucs venus de l’espace et modifiés par les Hypothétiques. »
En d’autres termes, personne n’en savait trop rien. « Tu as dormi, cette nuit ?
— Pas beaucoup.
— Tu as pris un petit déj’ ?
— Je ne voulais pas mettre la pagaille dans ta cuisine.
— Je ne suis pas un cordon-bleu, mais je peux préparer une omelette et du café. » Quand il proposa son aide, elle lui répondit : « Tu ne ferais que me gêner. Donne-moi vingt minutes. »