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Il y avait une fenêtre dans la cuisine, par laquelle Lise put jeter un coup d’œil sur Port M pendant que le beurre grésillait dans la poêle… cette grande ville polyglotte, kaléidoscopique et multiculturelle qui avait connu une croissance si rapide en bordure d’un nouveau continent et que recouvrait désormais un gris de mauvais augure. Le vent s’était renforcé au cours de la nuit. Les cendres avaient formé des dunes dans les rues vides et tombaient en frissonnant de la cime des arbres plantés le long de la rue Abbas.

Elle saupoudra l’omelette de cheddar frais et la replia. Pour une fois, la masse visqueuse ne se déchira pas pour tomber de la spatule. Elle prépara deux assiettes qu’elle emporta dans le salon. Elle trouva Turk debout à l’endroit dont elle se servait comme bureau : une table, son clavier et ses cartons à dossiers, une petite bibliothèque de livres en papier.

« C’est là que tu écris ? demanda-t-il.

— Oui. » Non. Elle posa les assiettes sur la table basse. Turk vint la rejoindre sur le canapé, replia ses longues jambes et prit l’assiette sur ses genoux.

« Très bon, dit-il en goûtant l’omelette.

— Merci.

— Et donc, ce bouquin sur lequel tu travailles, ça avance ? »

Elle se crispa. Le livre, le livre théorique, son excuse pour prolonger son séjour à Équatoria, n’existait pas. Elle disait aux gens qu’elle en écrivait un parce qu’elle avait un diplôme de journalisme et que cela semblait plausible pour une femme sortant comme elle d’un mariage raté… un livre sur son père, disparu sans explications quand la famille vivait là, douze ans auparavant, quand elle-même en avait quinze. « Doucement, dit-elle.

— Pas de progrès ?

— Quelques interviews, quelques conversations intéressantes avec d’anciens collègues de mon père à l’Université américaine. » Tout cela était exact. Elle s’était immergée dans l’histoire brisée de sa famille. Mais elle n’avait écrit que quelques notes personnelles.

« Ton père s’intéressait aux Quatrièmes Âges, si je me souviens bien de ce que tu m’as dit.

— Il s’intéressait à toutes sortes de choses. » Robert Adams était venu à Équatoria suite au marché passé entre la Prospection géophysique et la toute jeune Université américaine. Il enseignait la géologie du Nouveau Monde, et avait procédé à des études sur le terrain dans l’Ouest profond. Le livre sur lequel lui travaillait, un vrai livre, s’appelait La Planète comme artefact, une étude du Nouveau Monde comme endroit où l’histoire géologique avait été profondément influencée par les Hypothétiques.

Et, oui, il était fasciné par la communauté des Quatrièmes Âges… à titre privé, et non professionnel.

« La femme sur la photo que tu m’as montrée, demanda Turk, c’est une Quatrième Âge ?

— Peut-être. Sans doute. » Dans quelles proportions voulait-elle vraiment discuter de cela ?

« Comment tu le sais ?

— Parce que je l’ai déjà vue, dit Lise en reposant sa fourchette pour se tourner vers lui. Tu veux toute l’histoire ?

— Si tu veux bien la raconter. »

Lise avait entendu pour la première fois le mot « disparu » appliqué à son père un mois après son quinzième anniversaire, trois jours après qu’il n’était pas rentré à la maison en sortant de l’université. La police locale était venue en parler avec la mère de Lise, l’adolescente les écoutant du couloir de la cuisine. Son père avait « disparu » – c’est-à-dire qu’il avait quitté son travail comme d’habitude, s’était éloigné en voiture dans la direction habituelle, et quelque part entre l’Université américaine et leur maison de location dans les collines au-dessus de Port Magellan, on avait perdu sa trace. Il n’y avait aucune explication évidente, aucun indice pertinent.

Mais l’enquête se poursuivait. La fascination de Robert Adams pour les Quatrièmes Âges avait été évoquée. La mère de Lise avait de nouveau été interrogée, cette fois par des hommes en costume et non en uniforme : des membres du Département de Sécurité génomique. M. Adams s’intéressait aux Quatrièmes Âges : s’agissait-il d’un intérêt personnel ? Avait-il, par exemple, mentionné à plusieurs reprises leur longévité ? Souffrait-il d’une maladie dégénérative dont aurait pu le débarrasser le traitement de longévité martien ? Manifestait-il un intérêt inhabituel pour la mort ? Rencontrait-il des problèmes domestiques ?

Non, avait répondu la mère de Lise. En fait, elle avait en général répondu : « Non, bordel. » Lise se souvenait de sa mère qui, assise à la table de la cuisine, écoutait les questions en vidant tasse après tasse de thé de rooibos couleur rouille et répondait : « Non, bordel, non. »

Une théorie avait néanmoins vu le jour. Un père de famille dans le Nouveau Monde, souvent à l’écart de ses proches, séduit par l’atmosphère tout-est-possible de la Frontière et par l’idée du Quatrième Âge, une trentaine d’années ajoutées à son espérance de vie…

Lise devait admettre que cela ne manquait pas de logique. Il n’aurait pas été le premier homme détourné de sa famille par la promesse de la longévité. Trois décennies plus tôt, le Martien Wun Ngo Wen avait apporté sur Terre une technique permettant de prolonger la vie humaine… un traitement qui changeait aussi le comportement d’autres et plus subtiles manières. Proscrit par à peu près tous les gouvernements terrestres, le traitement circulait dans la communauté clandestine des Quatrièmes Âges terriens.

Robert Adams aurait-il abandonné famille et carrière pour se joindre à cette communauté ? D’instinct, Lise répondait comme sa mère : non. Il ne leur aurait pas fait cela, non, si grande qu’ait été la tentation.

Mais des indices avaient vu le jour pour subvertir cette foi. Il s’était lié à des personnes étrangères au campus. Des gens étaient venus chez lui, des gens sans le moindre rapport avec l’université, qu’il n’avait pas présentés à sa famille et dont il n’avait expliqué la visite qu’avec réticence. Les cultes des Quatrièmes Âges jouissaient de surcroît d’un attrait particulier dans la communauté universitaire : mis en circulation par le scientifique Jason Lawton auprès d’amis qu’il considérait fiables, le traitement s’était surtout répandu au sein des intellectuels et des érudits.

Non, bordel… mais Mme Adams avait-elle une meilleure explication ?

Mme Adams n’en avait pas. Lise non plus.

L’enquête n’aboutit pas. Au bout d’un an, la mère de Lise leur avait acheté deux billets pour la Californie, blessée par l’insulte faite à sa vie bien réglée, mais pas brisée, du moins en apparence. La disparition, et le Nouveau Monde en général, était devenue un sujet qu’on n’abordait pas en sa présence. Le silence valait mieux que les suppositions. Lise avait retenu la leçon. Tout comme sa mère, elle avait relégué sa douleur et sa curiosité dans l’obscurité d’un grenier interne où l’on conservait les pensées inconcevables. Du moins jusqu’à son mariage avec Brian et la mutation de celui-ci à Port Magellan. Soudain, ces souvenirs se trouvèrent ravivés : la blessure se rouvrit comme si elle n’avait jamais cicatrisé, et sa curiosité, avait-elle découvert, s’était répandue goutte à goutte dans sa prison, devenant une curiosité d’adulte plutôt que d’enfant.

Aussi avait-elle commencé à poser des questions aux amis et collègues de son père, aux quelques-uns d’entre eux qui habitaient encore Port Magellan, et ces questions avaient inévitablement porté aussi sur la communauté des Quatrièmes Âges qui vivaient dans le Nouveau Monde.