Brian s’était d’abord efforcé de l’aider. Il n’avait pas trop apprécié son enquête improvisée sur ces sujets qu’il considérait potentiellement dangereux – et d’après Lise, cela avait encore accru le nombre de leurs divergences émotionnelles –, mais il l’avait tolérée et s’était même servi de sa position au DSG pour donner suite à quelques-unes de ses recherches.
Comme en ce qui concernait la dame sur la photographie.
« Sur deux photos », en fait, précisa-t-elle à Turk. En quittant la maison maternelle, Lise avait récupéré un certain nombre d’objets que sa mère menaçait depuis longtemps de jeter, en l’occurrence un disque de clichés datant des années passées par ses parents à Port Magellan. Certains avaient été pris chez les Adams à l’occasion de soirées entre collègues de l’université. Lise en avait sélectionné quelques-uns pour les montrer à de vieux amis de la famille, dans l’espoir de retrouver ceux qu’elle ne reconnaissait pas. Elle parvint à obtenir les noms de la plupart d’entre eux, mais pas celui d’une vieille femme à la peau sombre qui portait un jean et que le photographe avait surprise sur le seuil, derrière un groupe d’universitaires aux vêtements bien plus coûteux, comme si elle arrivait à l’improviste. Elle semblait déconcertée, nerveuse.
Personne n’avait pu l’identifier. Brian avait proposé de soumettre la photographie au logiciel de reconnaissance d’images du DSG pour voir ce que cela donnait. C’était la dernière de ce que Lise en était venue à considérer comme des « bombes de charité » – des actes de générosité que Brian lançait devant elle comme pour la détourner de la voie de la séparation – et elle avait accepté la proposition en le prévenant que cela ne changerait rien.
Mais la recherche avait déniché une correspondance. Cette même femme était passée par les quais de Port Magellan juste quelques mois plus tôt. Elle figurait sur un manifeste de passagers sous le nom de Sulean Moï.
Le nom était réapparu en relation avec Turk Findley : c’était le pilote de l’avion-taxi qui avait conduit cette Sulean Moï dans le désert de l’autre côté des montagnes, jusqu’à la ville de Kubelick’s Grave, celle dans laquelle Lise, suivant une autre piste, avait pour sa part tenté de se rendre quelques mois plus tôt.
Turk écouta patiemment toutes ces explications. « Elle ne parlait pas beaucoup, dit-il ensuite. Elle a payé en liquide. Je l’ai déposée à l’aérodrome de Kubelick’s Grave, et terminé. Elle n’a jamais rien dit sur son passé ni sur les raisons pour lesquelles elle allait dans l’Ouest. Tu penses que c’est une Quatrième Âge ?
— Elle n’a pas beaucoup changé en quinze ans. Ça laisse penser qu’elle pourrait en être une.
— Alors l’explication la plus simple est peut-être la bonne. Ton père a pris le traitement illégal et commencé une nouvelle vie sous un nouveau nom.
— Peut-être. Mais je ne veux pas d’une nouvelle hypothèse. Je veux savoir ce qui s’est vraiment passé.
— Bon, et si tu découvres la vérité ? Ta vie en sera meilleure ? Tu apprendras peut-être quelque chose qui ne te plaira pas. Tu devras peut-être recommencer ton travail de deuil.
— Au moins, répliqua-t-elle, je saurai ce que je pleure. »
Comme souvent quand elle parlait de son père, elle en rêva la nuit suivante.
Cela commença davantage comme un souvenir que comme un rêve : ils se trouvaient tous deux dans la véranda de leur maison, sur une colline de Port Magellan, et il lui parlait des Hypothétiques.
Il lui en parlait dans la véranda parce que la mère de Lise ne s’intéressait pas à ces conversations. Lise ne pouvait établir de contraste plus marqué entre ses parents. Bien que tous deux survivants du Spin, ils en étaient ressortis avec des sensibilités opposées. Son père avait plongé tête la première dans le mystère, était tombé amoureux de l’étrangeté accrue de l’Univers. Sa mère avait fait comme s’il ne s’était rien passé… comme si la clôture du jardin et le mur du fond constituaient des barricades assez robustes pour repousser la vague du temps.
Lise n’avait jamais vraiment su où se placer sur cette ligne de démarcation. Elle adorait le sentiment de sécurité que lui procurait la maison de sa mère. Mais elle adorait aussi entendre parler son père.
Dans son rêve, il parlait des Hypothétiques. Les Hypothétiques ne sont pas des gens, Lise, ne fais surtout pas cette erreur. Les étoiles anonymes d’Équatoria apparaissaient dans le ciel d’un noir d’ardoise. Nous avons dans l’idée qu’ils sont un réseau de machines plus ou moins stupides, mais ce réseau a-t-il conscience de sa propre existence ? A-t-il un esprit, Lise, de la même manière que toi et moi ? Si oui, chaque partie de sa pensée doit être propagée sur des centaines ou des milliers d’années-lumière. Il pourrait percevoir le temps et l’espace d’une manière très différente de la nôtre. Il pourrait ne pas nous percevoir du tout, sauf comme un phénomène passager, et s’il nous manipule, il pourrait bien le faire à un niveau complètement inconscient.
Comme Dieu, suggérait la Lise de son rêve.
Un Dieu aveugle, disait son père, à tort, car dans le rêve, alors qu’elle restait en extase devant la grandeur de la vision paternelle et en sécurité dans les limites de la sensibilité maternelle, le bras des Hypothétiques était descendu du ciel et, ouvrant un poing d’acier qui scintillait à la lueur des étoiles, avait enlevé son père avant qu’elle trouve le courage de hurler.
Cinq
La poussière continua à tomber, moins fort, pendant encore quelques heures, puis faiblit quand le jour diminua pour cesser complètement à la nuit tombée.
La ville resta d’un silence sinistre, seulement troublé par le grondement épisodique des bulldozers qui s’acharnaient à repousser les cendres. Turk voyait des volutes de poussière fine autour et au-dessus des endroits qu’ils dégageaient, colonnes grises qui montaient au-dessus des saillies formées par les boutiques, baraques, immeubles de bureaux et panneaux d’affichage, qui se mêlaient aux panaches d’eau de mer là où les lignes de pompage tirées du port aux collines avaient commencé à laver les rues à grande eau. Un paysage de désolation. Même si, malgré l’heure, il y avait des gens dans les rues, masqués ou avec un bandana noué sur le visage, qui se frayaient un chemin dans les amoncellements pour atteindre leur destination ou évaluaient juste les dégâts en regardant autour d’eux comme des figurants dans un film catastrophe. De l’autre côté de la rue, un homme en dishdasha crasseuse resta une demi-heure planté devant l’épicerie arabe fermée à fumer des cigarettes et à regarder le ciel.
« Tu crois que c’est terminé ? » demanda Lise.
De toute évidence, il ne pouvait répondre à cette question. Mais il comprit qu’elle cherchait moins une réponse qu’une parole de réconfort. « Pour le moment, en tout cas. »
L’un comme l’autre étaient trop tendus pour dormir. Turk alluma la vidéo et ils se réinstallèrent sur le canapé, en quête de nouvelles informations. Un présentateur annonça que le nuage de poussière s’était enfoncé dans l’arrière-pays et qu’on ne s’attendait pas à d’autres « précipitations »… on avait signalé des chutes sporadiques de cendres dans toutes les communautés de la côte, depuis Ayer’s Point jusqu’à Haixi, mais Port Magellan semblait avoir été plus durement touché que la plupart. Turk estima la nouvelle plutôt positive, car si cette couche de matière particulaire avait été pénible pour la ville, elle aurait pu s’avérer désastreuse pour l’écosystème local, en étouffant les forêts et en détruisant les récoltes, voire en empoisonnant le sol, même si le présentateur affirmait qu’elle ne contenait rien de très toxique, « selon les toutes dernières analyses. » Bien entendu, les structures du genre machines ou fossiles présentes dans les cendres n’étaient pas passées inaperçues. Des microphotographies de la poussière révélèrent une structure encore plus cachée : des roues dentées en mauvais état, des cônes festonnés ressemblant à des minuscules conques, des molécules inorganiques assemblées de diverses manières complexes et anormales… comme si une énorme machine s’était désagrégée en orbite et que seuls ses éléments les plus délicats avaient survécu au brasier de la descente dans l’atmosphère.