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— On n’a pas beaucoup parlé de quoi que ce soit, ai-je l’impression. »

Le sourire de Lise, bien que fugace, était agréable.

« Tu connais des Quatrièmes Âges ? demanda-t-elle.

— Je serais incapable d’en reconnaître un », lui répondit-il, et si c’était une dérobade, elle ne parut pas le remarquer.

« Parce que c’est différent, ici, à Port M, dit-elle. Dans le Nouveau Monde. Les lois ne sont pas appliquées de la même manière que sur Terre.

— C’est en train de changer, à ce que j’ai entendu dire.

— Voilà pourquoi je veux voir ce à quoi s’intéressait mon père avant que tout soit effacé. Il paraît qu’il y a une communauté secrète de Quatrièmes Âges quelque part en ville. Peut-être même plusieurs.

— Ouais, j’ai entendu dire ça. J’ai entendu dire beaucoup de choses. Pas toutes vraies.

— Je peux faire tout le travail de recherche de deuxième main que je veux, mais ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de parler à quelqu’un qui a rencontré en personne cette communauté locale de Quatrièmes Âges.

— D’accord. Brian pourrait peut-être t’arranger ça, la prochaine fois que le DSG arrêtera quelqu’un. »

Il regretta immédiatement ses paroles, ou de ne pas les avoir prononcées avec davantage de ménagements. Lise se raidit. « Brian et moi avons divorcé, et je ne suis pas responsable des activités de la Sécurité génomique.

— Mais il recherche les mêmes gens que toi.

— Pas pour les mêmes raisons.

— T’arrive-t-il de te poser la question ? De te demander s’il ne serait pas en train de t’utiliser pour lui tirer les marrons du feu ? De profiter de tes recherches ?

— Je ne montre pas mon travail à Brian… ni à personne.

— Pas même quand il t’appâte avec la femme qui t’a peut-être privée de ton père ?

— Je ne suis pas sûre que tu aies le droit de…

— Laisse tomber. C’est juste que bon, je me fais du souci, tu comprends. »

Elle était manifestement sur le point de répliquer, mais elle pencha la tête et y réfléchit d’abord. C’était une des choses que Turk avait tout de suite remarquées, chez elle, cette habitude de prendre un peu de recul avant de rendre un verdict.

Elle dit : « Ne fais pas de suppositions sur Brian et moi. Ce n’est pas parce qu’on se parle encore que je lui rends service.

— Juste pour qu’on sache où on en est », dit-il.

À midi, le ciel était gris, mais de nuages de pluie, sans rien d’exotique, qui lâchèrent des trombes inhabituelles pour la saison. Turk s’en réjouit néanmoins : toute cette eau emporterait une partie des cendres dans le sol ou dans l’océan et pourrait même contribuer à sauver les récoltes, si c’était possible. Mais elle ne l’aida pas à s’éloigner de Port M par le sud après avoir récupéré sa voiture sur le parking du Harley’s. Des taches luisantes de cendres grises rendaient la chaussée glissante. Ruisseaux et rivières avaient pris la couleur de l’argile et gonflé dans leur lit. Lorsque la route passa au sommet des crêtes, Turk vit du limon se répandre dans l’océan par une douzaine de deltas boueux.

Quittant la route côtière par une sortie non indiquée, il se dirigea vers un endroit que la plupart des anglophones appelaient New Delhi Flats : un bidonville sur un plateau entre deux cours d’eau, sous un promontoire à pic qui s’effritait un peu plus à chaque saison des pluies. Des allées de terre battue séparaient les rangées de logements préfabriqués chinois bon marché, et les cabanes construites aux beaux jours avaient été complétées d’une toiture en toile goudronnée et de plaques d’isolant apportées d’usines de mauvaise qualité plus haut sur la côte. Il n’y avait pas de police dans les Flats, pas de véritable autorité au-delà de celle qu’arrivaient à exercer les églises, temples et mosquées. Les bulldozers ne s’étaient pas approchés des Flats, si bien que des dunes molles et humides bouchaient les allées les plus étroites. Mais on avait dégagé à la pelle un passage sur la rue principale, et il ne fallut que quelques minutes à Turk pour arriver à la maison de Tomas Ginn : une masure vert arsenic sans rien de particulier, coincée entre deux autres en tout point identiques.

Il se gara et pataugea dans un fin gruau de cendres mouillées jusqu’à la porte de Tomas. Il frappa. Ne recevant aucune réponse, il recommença. Un visage ridé apparut un instant sur sa gauche à une fenêtre munie d’un rideau. Puis la porte s’ouvrit.

« Turk ! » Tomas Ginn parlait d’une voix qui semblait sortir d’un soubassement rocheux, une voix d’homme âgé, mais plus ferme que le jour où Turk l’avait rencontré. « Je ne m’attendais pas à te voir. Surtout au milieu de tous ces ennuis. Entre donc. C’est en bordel, mais je me débrouillerai pour te trouver à boire. »

Turk pénétra dans la maison de Tomas, simple pièce unique aux cloisons minces avec à un bout un canapé miteux et une table, à l’autre une cuisine miniature, le tout mal éclairé. Les autorités de Port Magellan n’avaient posé aucun câble électrique dans les environs. La seule électricité disponible provenait d’un ensemble de cellules photovoltaïques Sinotec sur le toit, cellules à l’efficacité considérablement réduite par la chute de cendres. Il flottait dans la demeure un arôme persistant de soufre et de talc, mais qui provenait surtout des cendres entrées avec Turk. Tomas était un maniaque du rangement, à sa manière. « En bordel », pour lui, signifiait que deux cannettes de bière vides traînaient sur l’étroit comptoir.

« Assieds-toi donc », dit Tomas en prenant place sur une chaise à l’assise cabossée qui, avec le temps, avait fini par reproduire en creux et en détail son arrière-train osseux. Turk choisit le coussin le moins abîmé du vieux canapé de son ami. « T’as vu cette merde qui tombe du ciel, dément, hein ? Enfin, qui a demandé ça ? J’ai dû me servir de ma pelle pour ne pas rester coincé chez moi, hier, quand j’ai voulu aller faire les courses. »

Plutôt incroyable, convint Turk.

« Bon, qu’est-ce qui t’amène ? Ce n’est pas une simple visite de courtoisie, j’imagine, avec ce temps. Si on peut appeler ça un temps.

— Une question à poser, indiqua Turk.

— Ou un service à demander, peut-être ?

— Eh bien… de toute manière, ça commence par une question.

— Sérieuse ?

— Possible.

— Donc, tu veux une bière ? Histoire de te laver le gosier de cette poussière ?

— Pas bête », convint Turk.

Turk avait rencontré Tomas à bord d’un vieux pétrolier à simple coque qui se rendait à Breaker Beach pour son ultime voyage.

Le Kestrel avait été le ticket de Turk pour le Nouveau Monde : il s’y était embarqué comme matelot breveté à un salaire dérisoire. Comme le reste de l’équipage, car il s’agissait d’un voyage à sens unique. De l’autre côté de l’Arc, à Équatoria, le marché de l’acier et du fer de récupération était en plein essor. Sur Terre, un gros navire comme le Kestrel était un handicap : trop ancien pour arriver à respecter les normes internationales, ne pouvant servir qu’aux plus pauvres des commerces côtiers, d’un coût prohibitif à démanteler. Mais dans le Nouveau Monde, le même vieux rafiot rouillé devenait une source de précieuses matières premières que dépouilleraient et dépèceraient des armées d’ouvriers thaïs ou indiens munis de chalumeaux à acétylène et gagnant leur vie sans les contraintes des lois sur la protection de l’environnement… les casseurs professionnels de Breaker Beach, à quelques centaines de kilomètres au nord de Port Magellan.