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Au cours de ce voyage, Turk et Tomas avaient partagé un carré et appris deux ou trois choses l’un sur l’autre. Tomas affirmait avoir vu le jour en Bolivie, mais avoir grandi à Biloxi et travaillé garçon puis jeune homme d’abord sur les quais de cette ville du Mississippi, ensuite sur ceux de La Nouvelle-Orléans. Il avait pris de temps en temps la mer au fil des décennies, par exemple durant les tumultueuses années du Spin, quand le gouvernement américain avait relancé la vieille marine marchande pour faire un geste dans le domaine de la sécurité nationale, et ensuite, quand le commerce entre les deux côtés de l’Arc avait suscité une nouvelle demande en navires.

Tomas s’était embarqué sur le Kestrel exactement pour la même raison que Turk : s’en servir comme aller simple pour la terre promise. Ou pour ce que tous deux aimaient s’imaginer être une terre promise. Tomas n’était pas un ingénu : il avait déjà traversé cinq fois l’Arc et passé plusieurs mois à Port Magellan, ville dont il connaissait les vices de première main et savait d’expérience avec quelle cruauté elle pouvait traiter les nouveaux venus. Mais elle était plus libre, plus ouverte, plus nonchalamment polyglotte que n’importe quelle ville de la Terre… c’était dans cette ville de marins, bâtie en grande partie par des marins expatriés, qu’il voulait passer les dernières années de sa vie, face à un paysage seulement accessible à l’homme depuis peu. (Turk s’était fait embaucher à peu près dans le même but, mais lui-même traverserait l’Arc pour la première fois, tenant à s’éloigner au maximum du Texas pour des raisons sur lesquelles il ne souhaitait pas s’étendre.)

L’ennui avec le Kestrel était que, navire sans le moindre avenir et donc mal entretenu, il se trouvait tout juste en état de naviguer. Tout le monde à bord le savait, depuis le capitaine philippin jusqu’à l’adolescent syrien illettré qui servait à manger dans le poste d’équipage. Cela rendait le voyage dangereux. Le mauvais temps avait sabordé de nombreux bâtiments en route pour Breaker Beach, et plus d’un navire rouillé reposait sous l’Arc des Hypothétiques.

Mais le temps dans l’océan Indien avait été d’une clémence rassurante, et comme il s’agissait de sa première traversée, Turk s’était débrouillé, malgré le risque que ses compagnons de bord se moquent de lui, pour se trouver sur le pont au moment de franchir l’Arc. C’était en pleine nuit. Il s’appropria un endroit abrité derrière le gaillard d’avant, se fit un oreiller d’une poignée de chiffons raides de peinture sèche et s’allongea pour contempler les étoiles. Éparpillées par les quatre milliards d’années d’évolution galactique écoulées pendant l’enfermement de la Terre dans sa membrane Spin, elles n’avaient toujours pas retrouvé de nom trente ans après, mais Turk n’en avait jamais connu d’autres. Il avait à peine cinq ans à la fin du Spin. Sa génération avait grandi dans le monde post-Spin en trouvant normal qu’on puisse changer de planète à bord d’un navire. Contrairement à d’autres, Turk n’était toutefois jamais parvenu à considérer ce fait comme banal. Pour lui, cela continuait à sembler merveilleux.

L’Arc des Hypothétiques était une structure beaucoup plus grande que tout ce qu’aurait pu construire l’humanité. À l’échelle des étoiles et des planètes, celle à laquelle on supposait qu’opéraient les Hypothétiques, l’objet restait relativement petit… mais Turk ne s’attendait pas à tomber un jour sur un objet fabriqué plus grand. Il l’avait souvent vu en photographie, en vidéo et en schéma dans des manuels scolaires, mais rien de tout cela ne rendait justice au véritable Arc.

Il l’avait vu pour la première fois depuis le port de Sumatra, où il s’était embarqué sur le Kestrel. Par temps clair, on y distinguait le pilier oriental de l’Arc, surtout au crépuscule, quand les dernières lueurs grimpaient sur le fil pâle qu’elles assombrissaient en une délicate ligne dorée. Mais il se trouvait désormais presque directement sous l’apex, d’où un spectacle tout différent. On avait comparé l’Arc à une alliance de mille cinq cents kilomètres de diamètre lâchée dans l’océan Indien, et dont une moitié s’enfoncerait dans le soubassement rocheux de la planète tandis que l’autre monterait jusque dans l’espace au-dessus de l’atmosphère. Depuis le pont du Kestrel, Turk ne voyait pas les piliers entrer dans les flots, mais il distinguait le sommet de l’Arc qui reflétait les dernières lueurs du soleil, coup de pinceau bleu argenté devenant rouge foncé à ses extrémités orientale et occidentale et frissonnant dans la chaleur de l’air vespéral.

De près, disaient les gens, quand on naviguait à portée de voix d’un des piliers, celui-ci ressemblait à une colonne de béton sortant de la surface de l’océan, sauf que cette colonne d’une largeur immense ne cessait jamais de monter, jusqu’à perte de vue. Malgré son apparence des plus statiques, l’Arc n’était toutefois pas un objet inerte, mais une machine. Il communiquait avec une réplique de lui-même, ou peut-être la deuxième moitié de lui-même, disposée dans l’océan compatible du Nouveau Monde, à de nombreuses années-lumière de là. Peut-être tournait-il autour d’une des étoiles que Turk voyait du pont du Kestrel, perspective qui lui donnait le frisson. Si l’Arc semblait inanimé, il surveillait en réalité la surface proche des deux mondes et gérait la circulation dans les deux sens. Car c’était ce qu’il faisait, telle était sa fonction. Un oiseau, une branche d’arbre emportée par la tempête ou un courant marin passant sous l’Arc continuait son chemin sans encombre. Les eaux de la Terre et du Nouveau Monde ne se mêlaient jamais. Mais tout navire habité qui traversait l’Arc se retrouvait saisi et transporté à une distance inimaginable. Les récits s’accordaient à juger la transition presque décevante tant elle s’accomplissait en douceur, mais Turk voulait la vivre là, à l’air libre, pas en bas dans les quartiers de l’équipage où il lui faudrait même attendre le rituel coup de sirène du navire pour savoir que c’était arrivé.

Il consulta sa montre. C’était presque l’heure. Il attendait encore quand Tomas sortit de l’ombre et s’avança, le sourire aux lèvres, dans la lueur d’une lampe du pont.

« Ouais, première fois », admit Turk, anticipant le commentaire qui ne pouvait que venir.

« Merde, répondit Tomas, pas besoin d’expliquer. Je sors à chaque traversée. De jour ou de nuit. Comme pour présenter mes respects. »

À qui ? Aux Hypothétiques ? Mais Turk ne posa pas la question.

« Eh, oh là ! ajouta Tomas en tournant son vieux visage vers le ciel. On y est. »

Aussi Turk retint-il – inutilement – son souffle et observa-t-il les étoiles pâlir puis tournoyer autour du sommet de l’Arc comme des reflets dans l’eau troublés par la proue d’un bateau. Puis il y eut soudain du brouillard tout autour du Kestrel, ou une espèce de buée qui lui rappela le brouillard même si elle n’avait ni l’odeur ni le goût de l’humidité… ainsi qu’un vertige passager, une pression dans ses oreilles. Les étoiles réapparurent ensuite, mais différentes, plus grosses et plus brillantes dans ce qui semblait un ciel plus noir, et l’air, qui avait bien désormais une odeur et un goût légèrement différents, s’enroula en bourrasque autour des angles de métal dur du pont supérieur, comme pour se présenter, un air chaud, sentant le sel et d’une fraîcheur vivifiante. Et là-haut sur la passerelle du Kestrel, l’aiguille du compas avait dû pivoter d’un coup, comme tous les compas à chaque traversée de l’Arc, parce que la sirène du navire poussa un long et unique gémissement, d’une force écrasante mais qui semblait presque timide sur cet océan n’ayant que récemment fait connaissance avec les êtres humains.