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« Le Nouveau Monde », dit Turk en pensant : ça y est ? C’est aussi facile que ça ?

« Équatoria », répliqua Tomas qui, comme la plupart des gens, confondait la planète et le continent. « Quel effet ça te fait d’avoir voyagé dans l’espace, Turk ? »

Mais Turk ne put répondre, car deux hommes d’équipage qui s’étaient discrètement approchés venaient de lui jeter un seau d’eau salée au visage avec de grands éclats de rire. Un autre rite de passage, un baptême pour le marin puceau. Il avait traversé, enfin, le méridien le plus étrange du monde. Et il n’avait pas l’intention de revenir, ni de véritable foyer dans lequel revenir.

Déjà affaibli par l’âge quand il embarqua sur le Kestrel, Tomas fut blessé quand l’échouage du navire tourna mal.

Il n’y avait ni quais ni docks à Breaker Beach. Turk l’avait constaté depuis le bastingage au premier véritable coup d’œil qu’il put donner à la côte d’Équatoria. Rosi par la lumière de l’aube, le continent se dressait sur l’horizon tel un mirage, alors même que la main de l’homme l’avait amplement modifié. Les trois décennies écoulées depuis la fin du Spin avaient vu la région sauvage à l’est d’Équatoria se transformer en capharnaüm de villages de pêcheurs, de camps de bûcherons, d’usines primitives, de terres arables dégagées par brûlis, de routes tracées à la hâte, d’une douzaine de petites villes en plein développement et d’une plus grande, par laquelle transitaient la plupart des riches ressources de l’arrière-pays. Breaker Beach, à presque cent milles nautiques au nord de Port Magellan, était sans doute la plus laide des régions occupées par l’homme sur le littoral… Turk n’en savait rien, mais le capitaine philippin du cargo l’affirmait, et cela semblait plausible. La large plage blanche, protégée par un cap caillouteux, était jonchée de carcasses de navires brisés et souillée par la fumée et les cendres d’un millier de feux. Turk repéra un pétrolier à double coque assez semblable au Kestrel, une vingtaine de pétroliers côtiers et même un navire militaire dépouillé de tout signe et marquage distinctif : des bateaux arrivés depuis peu et dont la démolition venait de commencer. Sur de nombreux autres milles, la plage était bondée d’armatures en acier dépouillées de leur bordé extérieur et de caverneuses moitiés de navires dans lesquelles les chalumeaux à acétylène des ouvriers jetaient une lueur intermittente.

Derrière les huttes, forges, remises et ateliers d’usinage fabriqués avec du métal de récupération, on voyait des casseurs, pour la plupart des Indiens ou des Malais travaillant pour racheter le contrat qui leur avait permis de traverser l’Arc. En toile de fond, floues dans l’air du matin, des collines boisées se déroulaient jusque dans les contreforts gris-bleu de la chaîne de montagnes.

Il ne put rester sur le pont durant l’échouage. La procédure standard, pour livrer un navire de grande taille à Breaker Beach, consistait tout simplement à le faire aller droit sur la côte jusqu’à ce qu’il y reste coincé. Les casseurs s’occuperaient du reste, affluant sur le bateau aussitôt l’équipage évacué. L’acier finirait plus bas sur la côte dans des usines de relaminage, les kilomètres de câbles et de tuyauterie en aluminium seraient extraits et cédés au prix de gros, les cloches du navire elles-mêmes, à ce qu’avait entendu dire Turk, finiraient vendues aux temples bouddhistes locaux. Sur Équatoria, aucun objet manufacturé ne restait inutilisé. Peu importait que l’échouage d’un vaisseau aussi énorme que le Kestrel puisse s’avérer violent et destructeur. Aucun de ces bateaux ne reprendrait la mer.

Il descendit du pont lorsque le signal retentit et trouva Tomas en train d’attendre dans le poste d’équipage avec un grand sourire. Turk s’était pris d’affection pour le sourire décharné de Tomas… un sourire sincère, même s’il semblait celui d’un fou. « C’est le bout du chemin pour le Kestrel, annonça le vieil homme. Et c’est le bout du chemin pour moi aussi. Les poules rentrent dormir au poulailler.

— On est positionnés face à la plage », dit Turk. Le capitaine ne tarderait pas à lancer les moteurs, à engager les hélices et à envoyer le navire droit sur le rivage. Les moteurs seraient coupés au tout dernier moment et la proue labourerait le sable à marée haute. L’équipage déroulerait alors des échelles de corde pour dévaler la coque, leurs sacs seraient descendus et Turk ferait ses premiers pas sur Breaker Beach. Un mois plus tard, le Kestrel ne serait guère plus qu’un souvenir et quelques tonnes d’acier, de fer et d’aluminium recyclés.

« Chaque mort est une naissance, proféra Tomas, dont l’âge avancé lui permettait de telles déclarations.

— Je n’en suis pas sûr.

— Non. Tu me fais l’impression de quelqu’un qui en sait davantage qu’il ne le montre. C’est la fin du Kestrel. Mais aussi ton arrivée dans le Nouveau Monde. Ce qui fait bien une mort et une naissance.

— Si tu le dis, Tomas. »

Turk sentit les vieux moteurs du navire se mettre à vrombir. L’échouage serait fatalement violent. Tout le matériel non fixe du bord avait déjà été rangé ou démonté et expédié à terre par les chaloupes de sauvetage. La moitié de l’équipage avait déjà débarqué. « Holà ! s’exclama Tomas en sentant les vibrations traverser le plancher et remonter par les pieds des chaises. On fonce, c’est moi qui te le dis. »

La proue doit creuser un sillon dans les flots, se dit Turk, comme chaque fois que le navire commence à vrombir et accélérer de cette manière. Sauf qu’ils n’étaient plus au large. Leur emplacement sur la plage se trouvait droit devant, et le continent montait de plus en plus sous leurs pieds. Le capitaine restait en contact radio avec un pilote à terre qui lui indiquerait des corrections de cap mineures et le moment de couper les moteurs.

Bientôt, espéra Turk. Il aimait la vie en mer, et cela ne le gênait pas de rester sous le pont, mais il s’aperçut qu’il détestait se trouver dans une pièce sans fenêtre au moment où un sinistre délibérément planifié allait se produire. « Tu as déjà fait ça ?

— Eh bien, non, répondit Tomas, pas de ce côté-là. Mais il y a quelques années, sur une plage de démantèlement près de Goa, j’ai vu s’échouer un vieux porte-conteneurs. Un navire pas tellement plus petit que celui-là. Ça ne manque pas d’une certaine poésie, en fait. Il est arrivé sur la plage comme une de ces tortues de mer qui essayent de pondre. Je veux dire, il faut se préparer, s’accrocher, je suppose, mais ce n’était pas violent. » Quelques minutes plus tard, Tomas consulta la montre qui pendait comme un bracelet à son poignet osseux. « Ça va être le moment de couper les moteurs.

— Comment tu le sais ?

— J’ai des yeux et des oreilles. Je sais où on a jeté l’ancre et j’entends à quelle allure on avance. »

Turk pensa à une vantardise supplémentaire de la part de Tomas, mais le vieil homme pouvait avoir raison. Il s’essuya les paumes sur les genoux de son jean. Il se sentait nerveux, mais qu’est-ce qui pouvait mal tourner ? Ce n’était plus qu’une question de balistique.

Cela tourna mal parce que, découvrit-il plus tard, la passerelle du Kestrel se retrouva privée d’électricité à un moment critique, à cause d’un court-circuit ou d’une panne de composant dans les circuits d’époque. Le capitaine ne put donc ni entendre les instructions du pilote à terre ni transmettre ses ordres à la salle des machines. Le Kestrel, qui aurait dû arriver sur la plage en avançant sur son erre, y parvint toujours propulsé par ses moteurs. Projeté à bas de sa chaise lorsque le navire s’enfonça dans le littoral puis gîta de manière grotesque par tribord, Turk garda l’esprit assez clair pour voir le placard en acier brossé renfermant les couverts se détacher de la paroi la plus proche et basculer dans sa direction. Ce placard ayant approximativement la taille et le poids d’un cercueil, Turk s’efforça de ne pas rester dessous, mais il n’avait pas le temps de s’écarter. Par chance, Tomas, qui s’était débrouillé pour rester debout, tendit la main vers la bruyante boîte métallique qu’il réussit à attraper par le coin au passage, permettant à Turk de se pousser. Turk se retrouva contre une chaise au moment où le Kestrel cessait d’avancer et où ses moteurs, par bonheur, finissaient par s’arrêter. La coque du vieux pétrolier émit un sonore gémissement préhistorique, puis se tut. Enfin échoué. Aucun mal…