Sauf pour Tomas, percuté par le lourd placard, qui lui avait ouvert l’avant-bras gauche jusqu’à l’os.
L’air stupéfait, il serrait la plaie dans son giron trempé de sang. Turk posa un garrot à l’aide d’un mouchoir avant d’enjoindre à son ami de cesser de jurer et de rester tranquille pendant qu’il allait chercher de l’aide. Il lui fallut dix minutes pour trouver un officier disposé à l’écouter.
Le médecin de bord avait déjà débarqué et l’infirmerie été vidée de ses médicaments, aussi dut-on descendre Tomas du pont dans un brancard improvisé à partir d’un panier et de cordes, avec seulement deux comprimés d’aspirine pour apaiser la douleur. Pour finir, le capitaine du Kestrel réfuta toute responsabilité, récupéra sa paye auprès du patron des casseurs et partit en bus à Port Magellan avant le coucher du soleil. Turk resta donc à veiller sur Tomas jusqu’à ce qu’il arrive à convaincre un soudeur malais au repos d’appeler un vrai médecin. Ou ce qui en tenait lieu dans cette partie du Nouveau Monde. Une femme, précisa le maigre Malais dans son mauvais anglais. Un bon médecin, occidental, très gentil avec les casseurs. Une Blanche, mais qui avait vécu des années dans un village de pêcheurs minang pas très loin sur la côte.
Elle s’appelait Diane, dit-il.
Six
Turk parla – un peu – de Lise à Tomas Ginn. Il lui raconta qu’ils s’étaient liés alors qu’une tempête les bloquait dans les montagnes, qu’il n’avait pas pu se la sortir de la tête même une fois de retour dans la civilisation, même quand elle avait cessé de le rappeler, et qu’ils s’étaient retrouvés pendant la chute de cendres.
Installé dans son fauteuil détérioré, Tomas l’écouta en sirotant de la bière dans une bouteille verte, un sourire placide aux lèvres, comme s’il avait découvert une espèce d’endroit sans vent à l’intérieur de sa tête. « Tu ne m’as pas l’air de vraiment bien connaître cette dame.
— Je la connais autant que j’en ai besoin. Avec certaines personnes, ce n’est pas si difficile de savoir si on a confiance ou pas.
— Et elle, tu lui fais confiance, pas vrai ?
— Ouais. »
Tomas recouvrit de la main l’entrejambe de son jean baggy. « C’est à ce truc-là que tu fais confiance. Marin jusqu’au dernier centimètre.
— Ce n’est pas ça.
— Ça ne l’est jamais. Mais ça l’est toujours. Et donc, pourquoi venir jusqu’ici me parler de cette femme ?
— En fait, je me disais que je pourrais peut-être te la présenter.
— Moi ? J’suis pas ton père, Turk.
— Non, et tu n’es pas non plus ce que tu étais avant.
— Je vois pas le rapport. »
Turk devait désormais avancer avec prudence. Avec la plus grande délicatesse, dans la mesure de ses moyens. « Eh bien… Elle est intriguée par les Quatrièmes Âges.
— Oh, doux Jésus. » Tomas roula des yeux. « Intriguée ?
— Elle a de bonnes raisons pour ça.
— Si je comprends bien, tu veux me montrer moi à elle ? Genre pièce à conviction ?
— Non. En fait, je veux la laisser parler à Diane. Mais il me faut d’abord ton avis. »
Diane – le médecin occidental, ou l’infirmière, comme elle tenait à s’appeler – était venue à pied à Breaker Beach d’un village de l’arrière-pays pour soigner le bras ouvert de Tomas.
Turk commença par se méfier d’elle. À Équatoria, surtout dans des trous perdus comme celui-ci, personne ne vérifiait si vous aviez ou non un diplôme de médecine. C’était du moins son impression. Une seringue et un flacon d’eau distillée suffisaient pour se dire docteur, et bien entendu, les patrons de la casse approuveraient n’importe quel médecin autoproclamé qui travaillerait gratuitement, quels que soient ses résultats. Turk attendit donc avec Tomas dans une cabane vide l’arrivée de cette femme, conversant de temps en temps avec le vieil homme jusqu’à ce que celui-ci s’endorme, malgré le sang qui continuait à couler dans son bandage de fortune. La cabane, faite d’un bois local, avec des branches rondes écorcées et noueuses comme du bambou qui soutenaient un toit de tôle plat, sentait la vieille cuisine, le tabac et la sueur. Il faisait très chaud à l’intérieur, même si un léger souffle entrait de temps à autre par la porte à moustiquaire.
Le soleil se couchait quand le docteur écarta enfin cette porte après avoir grimpé la planche menant au sol surélevé.
Elle portait une tunique et un pantalon ample taillés dans un tissu ayant la couleur et la texture de la mousseline non apprêtée. Elle n’était pas jeune. Loin de là. Elle avait les cheveux si blancs qu’ils semblaient presque transparents. « Qui est le patient ? demanda-t-elle en plissant des yeux. Et soyez gentil, allumez une lampe : je n’y vois quasiment rien.
— Je m’appelle Turk Findley, indiqua Turk.
— Vous êtes le patient ?
— Non, je…
— Montrez-moi le patient. »
Il monta donc la mèche d’une lampe à huile avant de faire franchir une seconde moustiquaire à la nouvelle venue pour la conduire au matelas jauni sur lequel dormait Tomas. Dehors, dans le crépuscule, les chœurs des insectes commençaient à s’échauffer. Turk n’avait jamais entendu d’insectes faisant ce bruit-là, mais on ne pouvait se méprendre sur cet inflexible bourdonnement staccato. Des coups de marteau, des fracas de tôles, le teuf-teuf et le gémissement de moteurs diesel lui parvenaient de la plage.
Tomas ronflait sans se rendre compte de rien. Le docteur – Diane – regarda le bandage sur son bras avec une expression de mépris. « Comment c’est arrivé ? »
Turk lui raconta.
« Il s’est donc sacrifié pour vous ?
— Il a sacrifié un morceau de son bras, en tout cas.
— Vous avez de la chance d’avoir un ami comme ça.
— Commencez par le réveiller. Vous me direz ensuite si j’ai de la chance. »
Elle secoua doucement Tomas par l’épaule. Celui-ci ouvrit les yeux et se mit aussitôt à jurer. Des vieux jurons, en créole, aussi épicés que du gombo. Il essaya de s’asseoir, se ravisa. Il finit par fixer son attention sur Diane. « Et qui vous êtes, bordel ?
— Une infirmière. Calmez-vous. Qui vous a bandé ?
— Un type sur le bateau.
— Il a fait ça n’importe comment. Laissez-moi voir.
— Eh bien, c’était sa première fois, je crois. Il… aïe ! Nom de Dieu, Turk, elle est vraiment infirmière ?
— Ne faites pas l’enfant, dit Diane. Et arrêtez de bouger. Je ne peux pas vous aider sans voir ce qui ne va pas. » Un temps d’arrêt. « Ah. Bon. Vous avez de la chance de ne pas vous être ouvert une artère. » Elle sortit de sa sacoche une seringue qu’elle remplit. « Quelque chose pour la douleur avant que je nettoie et suture. »