Tomas se mit à protester, mais uniquement pour la forme. Il sembla soulagé quand l’aiguille s’enfonça sous sa peau.
Turk recula pour laisser le maximum de place à Diane, même s’il n’y en avait guère dans cette petite cabane. Il se demanda à quoi ressemblait la vie d’un casseur… de dormir sous un toit de tôle en priant de ne pas être blessé ou tué avant d’arriver au bout de son contrat, avant d’avoir la récompense promise : une année de salaire et un ticket de bus pour Port M. Le camp disposait bien d’un médecin officiel, lui avait expliqué le patron, mais celui-ci ne venait que deux fois par semaine, en général pour remplir des formulaires. Diane s’occupait de l’essentiel des raccommodages de routine.
Turk la regarda s’activer, silhouette découpée par la lumière de la lampe sur la gaze de la moustiquaire. Elle était maigre et évoluait avec la prudence calculée des personnes très âgées. Mais elle semblait solide. Elle travaillait avec méthode et douceur, en marmonnant à l’occasion quelques mots entre ses dents. Elle devait être à peu près de l’âge de Tomas, qui disait parfois avoir soixante ans, parfois en avoir soixante-dix… mais elle pouvait être encore plus âgée.
Tandis qu’elle soignait Tomas, il arriva à celui-ci de jurer avec beaucoup de résolution, mais non sans une certaine léthargie médicamenteuse. La désagréable odeur d’antiseptique poussa Turk à sortir dans l’obscurité de plus en plus épaisse. Sa première nuit dans le Nouveau Monde. Il vit non loin de là un bosquet de buissons en fleur dont il ne connaissait pas le nom, avec des feuilles à six lobes qui s’agitaient dans une brise venue du large. Les fleurs, bleues, sentaient le clou de girofle, la cannelle ou une autre de ces épices de Noël. À plus grande distance, les lumières et feux de la plage industrielle vacillaient comme des cordeaux bickford allumés. Et derrière la plage, l’océan ondulait avec une vague phosphorescence verte, sous les étoiles inconnues qui décrivaient de grands cercles paresseux.
« Il pourrait y avoir des complications », annonça Diane quand elle en eut fini avec Tomas.
Elle vint s’asseoir près de Turk au bord de la plate-forme en bois qui plaçait le plancher de la cabane à une trentaine de centimètres du sol. Elle avait travaillé dur à nettoyer puis refermer la plaie de Tomas et s’essuya le front avec un mouchoir. Turk lui trouva un accent américain. Et même légèrement sudiste… le Maryland, peut-être, ou les environs.
Il lui demanda de quel genre de complications elle parlait.
« Avec de la chance, rien de grave. Mais Équatoria est un environnement microbien complètement nouveau… vous comprenez ?
— Je suis peut-être idiot, mais pas ignorant. »
Elle rit de sa repartie. « Je vous fais mes excuses, monsieur… ?
— Findley, mais appelez-moi Turk.
— Vos parents vous ont prénommé Turk ?
— Non, madame. Mais la famille a vécu quelques années à Istanbul quand j’étais gamin. Ce qui m’a valu de connaître quelques mots de turc. Et un surnom. Donc, vous voulez dire que Tomas pourrait attraper une espèce de maladie locale ?
— Il n’y a sur cette planète aucun être humain autochtone, ni d’hominidés ni de primates, rien qui nous ressemble de près ou de loin. La plupart des maladies locales ne peuvent pas nous atteindre. Mais il y a des bactéries et des fongus qui se développent dans les environnements chauds et humides, dont le corps humain. Rien auquel nous ne puissions nous adapter, monsieur Findley… Turk… rien d’assez dangereux ou contagieux pour qu’on puisse le ramener sur Terre. Mais ce n’est quand même pas une bonne idée d’arriver dans le Nouveau Monde avec un système immunitaire handicapé ou, comme dans le cas de M. Ginn, une plaie ouverte bandée par un imbécile.
— Vous ne pouvez pas lui donner des antibiotiques ?
— C’est ce que j’ai fait. Mais les micro-organismes locaux ne réagissent pas forcément aux médicaments classiques. Comprenez-moi bien : il n’est pas malade, et selon toute probabilité, il ne tombera pas malade, mais le risque zéro n’existe pas. Vous êtes très lié avec M. Ginn ?
— Pas vraiment. Mais comme je vous l’ai dit, il s’est blessé en essayant de m’aider.
— Je préférerais qu’il reste ici quelques jours pour garder l’œil sur lui. D’accord ?
— Aucun problème de mon côté, mais vous aurez peut-être du mal à convaincre Tomas. Je ne suis pas son gardien.
— Où allez-vous, si je puis me permettre ?
— Je descends la côte jusqu’en ville.
— Une adresse particulière ? Un endroit où je peux vous joindre ?
— Non, madame. Je suis nouveau, ici. Mais vous pouvez dire à Tomas que je le chercherai au local du syndicat, quand il ira à Port Magellan. »
Elle sembla déçue. « Je vois.
— Ou peut-être que je peux vous appeler. »
Elle se tourna vers lui pour l’observer un long moment. Pour le scruter d’un regard implacable qui mit Turk un peu mal à l’aise. « D’accord, dit-elle enfin. Je vais vous donner un numéro. »
Elle dénicha un crayon dans sa sacoche et inscrivit le numéro en question au dos d’une souche de billet de la Compagnie des autocars côtiers et urbains.
« Elle t’évaluait, dit Tomas.
— Je sais bien.
— Cette femme a du nez.
— Ouais. Justement », dit Turk.
Turk se trouva donc un logement à Port M et vécut un moment sur ses économies, passant de temps en temps au Syndicat des marins pour y chercher Tomas. Mais celui-ci ne vint pas. Turk ne s’en inquiéta tout d’abord guère. Tomas pouvait être partout. Tomas pouvait s’être mis dans l’idée de traverser les montagnes, pour ce qu’il en savait. Aussi Turk allait-il dîner ou boire un verre sans plus penser à son camarade. Au bout d’un mois, il ressortit toutefois la souche de billet afin de composer le numéro inscrit dessus.
Il obtint un message enregistré indiquant que le numéro n’était plus en service.
Ce qui piqua sa curiosité et réveilla son sentiment de dette. Alors qu’il commençait à manquer d’argent et s’apprêtait à se faire embaucher sur les oléoducs, il remonta la côte en stop et marcha quelques kilomètres pour arriver à la plage des casseurs, où il se mit à poser des questions. Un des patrons se souvint du visage de Turk et lui indiqua que son ami avait été malade, et que c’était dommage, mais qu’ils ne pouvaient pas se permettre de consacrer du temps et des soins à un marin malade, aussi Ibu Diane et quelques pêcheurs minangs avaient-ils transporté le vieil homme dans leur village.
Turk s’acheta à dîner dans un restaurant chinois à toit en tôle au carrefour avant de repartir en stop plus haut sur la côte, jusqu’à une baie en fer à cheval que le long crépuscule d’Équatoria dotait de couleurs criardes. Le chauffeur, VRP pour une compagnie d’import-export d’Afrique occidentale, montra à Turk une route de terre battue avec un panneau couvert d’une écriture curviligne indéchiffrable pour Turk. Le village minang est au bout du chemin, lui affirma le représentant. Turk s’enfonça de quelques kilomètres dans la forêt, et juste au moment où les étoiles devenaient brillantes et les insectes ennuyeux, il se retrouva entre une rangée de maisons en bois à l’avant-toit en cornes de buffle et un bazar éclairé à la lanterne où des hommes à casquette rectangulaire attablés à des bobines de câbles buvaient du café. Il produisit son sourire le plus avenant pour demander à un passant comment se rendre à la clinique du docteur Diane.
Le piéton lui rendit son sourire, hocha la tête et lança quelques mots en direction du bazar. Deux jeunes hommes musclés en sortirent aussitôt pour venir se placer de chaque côté de Turk. « On vous y emmène », répondirent-ils en anglais quand celui-ci répéta sa demande, et eux aussi souriaient, ce qui n’empêcha pas Turk d’avoir la désagréable impression d’être poliment mais fermement conduit en détention.