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Ce soir-là, il y avait moins de bruit. On comptait une nouvelle venue : la vieille femme de la route. S’installant timidement entre le Dr Dvali et Mme Rebka, Isaac lui jeta des coups d’œil furtifs. Qu’elle ne lui retourna pas, semblant même indifférente à sa présence. Lorsque l’occasion s’en présenta, Isaac examina son visage.

Elle était encore plus âgée qu’il ne l’avait supposé. Un écheveau de rides creusait sa peau sombre. Ses yeux liquides brillaient au fond de cavités osseuses. Elle tenait son couteau et sa fourchette entre les longs doigts fragiles de ses mains aux paumes pâles. Elle avait échangé sa tenue de désert contre des vêtements plus proches de ceux des autres adultes : un jean et une chemise de coton jaune pâle. Elle avait les cheveux clairsemés et coupés très court, ne portait ni bagues ni colliers. Un morceau de sparadrap lui maintenait un tampon d’ouate à la saignée du bras : Mme Rebka, le médecin de la communauté, avait déjà dû lui prélever un échantillon de sang, comme à tout nouveau venu. Isaac se demanda si Mme Rebka avait eu du mal à dénicher une veine dans ce petit bras nerveux. Il se demanda aussi ce que l’analyse de sang devait détecter, et si Mme Rebka avait trouvé ce qu’elle cherchait.

Aucune attention particulière n’était portée à la nouvelle venue. Celle-ci prenait part à la conversation, mais les échanges restaient superficiels, comme si personne ne voulait révéler de secrets avant que l’étrangère ne soit vraiment acceptée, assimilée, comprise. Il fallut qu’on débarrasse les assiettes et pose plusieurs cafetières sur la grande table pour que le Dr Dvali lui présente Isaac.

« Isaac », lança-t-il, et, mal à l’aise, le garçon fixa des yeux la table devant lui, « voici Sulean Moï… elle est venue de très loin pour te rencontrer. »

De très loin ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Et… pour le rencontrer, lui ?

« Bonjour, Isaac. » La voix de la nouvelle venue ne ressemblait en rien au croassement rauque auquel il s’était attendu.

En fait, elle parlait d’une voix mélodieuse, avec pourtant une espèce de fermeté… et, d’une manière qu’il ne pouvait pas cerner avec précision, cette voix lui semblait familière.

« Bonjour, répondit-il en continuant à fuir son regard.

— Tu peux m’appeler Sulean. »

Il hocha la tête avec prudence.

« J’espère que nous serons amis », dit-elle.

Bien entendu, il ne lui raconta pas tout de suite s’être récemment découvert capable de distinguer les points cardinaux sans ouvrir les yeux. Il n’en avait parlé à personne, pas même à l’austère Dr Dvali ni à la plus sympathique Mme Rebka. Il craignait les examens minutieux auxquels cela le soumettrait.

Sulean Moï, qui s’installa dans la colonie, se fit une règle de lui rendre visite chaque matin après les cours et avant le déjeuner. Isaac commença par redouter ces visites. Étant timide, le grand âge de Sulean et son apparente fragilité l’effrayaient assez. Mais elle ne cessait de se montrer amicale et courtoise. Elle respectait ses silences, et ne posait que rarement des questions étranges ou indiscrètes.

« Ta chambre te plaît ? » demanda-t-elle un jour.

Comme il préférait la solitude, on lui avait réservé l’usage de cette chambre, une pièce petite mais dépouillée au premier étage de l’aile est du bâtiment le plus grand. Une fenêtre donnait sur le désert, face à laquelle Isaac avait installé son bureau et sa chaise, reléguant son lit le long du mur opposé. Il aimait garder les volets ouverts la nuit, pour laisser le vent sec effleurer ses draps et sa peau. Il aimait l’odeur du désert.

« J’ai grandi dans un désert », lui raconta Sulean. D’obliques rayons de soleil entrés par la fenêtre sur sa gauche lui éclairaient le bras ainsi que la peau parcheminée de sa joue et de son oreille. Sa voix semblait presque un murmure.

« Ce désert-là ?

— Non, un autre, mais pas très différent.

— Pourquoi tu es partie ? »

Elle sourit. « J’avais des endroits à visiter. Du moins, c’est ce que je croyais.

— Et tu es venue ici ?

— À la fin, oui. »

Comme elle lui plaisait, et comme il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui restait inexprimé entre eux, Isaac lui dit : « Je n’ai rien à te donner.

— Je n’attends rien, répondit-elle.

— Les autres, si.

— Vraiment ?

— Le Dr Dvali et tout le monde. Ils me posaient beaucoup de questions… comment je me sentais, les idées qui me passaient par la tête, et ce que signifiaient des trucs dans des livres. Mais mes réponses ne leur ont pas plu. » Ils avaient fini par cesser de l’interroger, tout comme d’analyser son sang et de lui faire passer des tests psychologiques ou de perception.

« Tu me conviens parfaitement tel que tu es », lui assura la vieille femme.

Il voulut la croire. Mais elle était nouvelle, elle avait traversé le désert à pied avec la nonchalance d’un insecte sur un rocher ensoleillé, ses buts restaient flous, et Isaac n’avait toujours pas envie de partager ses secrets les plus embarrassants.

Tous les adultes lui enseignaient quelque chose, même si certains se montraient plus patients ou plus attentifs que d’autres. Mme Rebka lui apprenait les bases de la biologie, Mme Fischer la géographie de la Terre et du Nouveau Monde, M. Nowotny lui parlait du ciel, des étoiles et des relations entre étoiles et planètes. Avec le Dr Dvali, Isaac apprenait la physique : les plans inclinés, l’inverse du carré, l’électromagnétisme. Il n’avait pas oublié sa stupéfaction la première fois qu’il avait vu un aimant soulever une cuiller posée sur une table. Toute une planète tirait l’objet vers le bas, et voilà que ce caillou avait le pouvoir d’inverser ce flux universel ? Isaac commençait tout juste à comprendre les réponses du Dr Dvali.

L’année précédente, ce dernier lui avait montré une boussole. La planète aussi était un aimant, lui avait-il dit. Elle avait un noyau ferreux en rotation, ce qui créait des lignes de force, un bouclier la protégeant des particules chargées en provenance du Soleil, une polarité qui établissait une distinction entre le nord et le sud. Isaac avait demandé à emprunter la boussole, un encombrant modèle militaire fabriqué sur Terre, que le Dr Dvali lui avait alors généreusement permis de garder.

Plus tard dans la soirée, seul dans sa chambre, Isaac plaça la boussole sur son bureau de manière à ce que le point rouge sur l’aiguille recouvre la lettre N. Fermant alors les yeux, il tourna plusieurs fois sur lui-même puis s’arrêta pour attendre que son vertige se dissipe. Les yeux toujours fermés, il sentit ce que lui disait le monde, en déduisit sa place dans celui-ci, trouva la direction qui soulageait une tension intérieure. Il tendit alors la main droite et ouvrit les yeux pour voir quelle direction elle indiquait. Il découvrit beaucoup de choses, la plupart sans importance.