« J’imagine que je devais être dans un état plutôt merdique quand t’as fini par me retrouver, dit Tomas.
— Tu ne t’en souviens pas ?
— Pas vraiment, non.
— Ouais, reconnut Turk. T’étais dans un état plutôt merdique. »
Plutôt merdique signifiait en l’occurrence que Tomas, d’une maigreur squelettique, gisait le souffle court sur un lit dans l’arrière-salle du grand bâtiment en bois que Diane appelait sa « clinique ». Turk avait regardé son ami avec un sentiment proche de l’horreur.
« Nom d’un chien, mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Du calme », enjoignit Ibu Diane. Ibu était le titre, honorifique, comprit Turk, que lui donnaient les villageois.
« Il est en train de mourir ?
— Non. Contrairement aux apparences, il se remet.
— Tout ça à cause d’une coupure au bras ? »
Tomas ressemblait à quelqu’un à qui on aurait enfoncé un tuyau dans la gorge pour aspirer tout ce qu’il avait dans le corps. Turk ne pensait pas avoir jamais vu quelqu’un de plus maigre.
« C’est plus compliqué que ça. Asseyez-vous, je vais vous expliquer. »
Sous la fenêtre de la clinique, le village minang restait animé malgré l’obscurité. Des lanternes se balançaient aux avant-toits, et Turk entendait les échos métalliques d’une musique enregistrée. Diane prépara un café épais et brûlant à l’aide d’une bouilloire électrique et d’une cafetière à piston.
Il y avait eu deux vrais médecins à la clinique, raconta-t-elle. Son mari et une Minang, morts récemment de causes naturelles. Seule restait Diane, dont les connaissances médicales se limitaient à ce qu’elle avait appris en servant d’infirmière. Elles suffisaient pour garder ouverte la clinique, indispensable non seulement à ce village, mais aussi à une demi-douzaine d’autres des environs, tout comme aux casseurs sans le sou. Elle expédiait les patients qu’elle ne pouvait pas soigner à la clinique du Croissant-Rouge, plus haut sur la côte, ou à l’hôpital caritatif catholique de Port Magellan, et ce, malgré la longueur du voyage. Pour les coupures, fractures simples et troubles ordinaires, elle était parfaitement compétente. Elle consultait souvent un médecin itinérant de Port M qui comprenait sa situation et s’arrangeait pour la faire ravitailler en médicaments essentiels, bandages stériles et autres fournitures.
« Vous auriez peut-être dû envoyer Tomas à Port Magellan, alors, dit Turk. Il me semble gravement malade.
— La plaie de son bras était le moindre de ses problèmes. Tomas vous avait parlé de son cancer ?
— Mon Dieu, non. Le cancer ? Vraiment ?
— Nous l’avons ramené ici parce que sa plaie s’était infectée, mais de simples analyses sanguines ont révélé qu’il souffrait d’un cancer. Je n’ai pas beaucoup de matériel de diagnostic, mais j’ai un système d’imagerie portable. Qui fonctionne à merveille, malgré ses dix ans. Il a confirmé le diagnostic, et le pronostic était très mauvais. On peut généralement soigner le cancer, sauf chez les personnes qui, comme votre ami, évitent depuis bien trop longtemps les médecins. Il était criblé de métastases.
— Il est donc bien en train de mourir.
— Non. » Diane marqua un temps d’arrêt. Elle le transperça une fois encore de ce regard intense et un peu troublant. Turk prit sur lui de ne pas détourner les yeux. C’était comme jouer à essayer de faire baisser les siens à un félin. « Je lui ai proposé un traitement non conventionnel.
— Du genre radiations ou je ne sais quoi ?
— Je lui ai proposé de faire de lui un Quatrième Âge. »
La stupéfaction le priva quelques instants de la parole. Dehors, la musique se poursuivait, mélodie d’une discordance étrangère jouée sur un xylophone en bois et retransmise par un mauvais haut-parleur.
« Vous pouvez ? s’étonna-t-il.
— Je peux. Je l’ai fait. »
Turk se demanda dans quoi il s’était fourré et quelle était la meilleure manière de s’en sortir. « Eh bien… je suppose que ça n’a rien d’illégal, par ici.
— Vous vous trompez. Il est juste plus facile de ne pas se faire prendre. Et il faut rester discret. Quelques dizaines d’années d’existence en plus, ça ne se crie pas sur les toits, Turk.
— Alors pourquoi me le dire ?
— Parce que Tomas va avoir besoin d’aide pendant qu’il récupère. Et parce que je pense pouvoir vous faire confiance.
— Comment pouvez-vous en avoir la moindre idée ?
— Parce que vous êtes venu à sa recherche. » Il fut très surpris de la voir lui sourire. « Appelez ça une supposition éclairée. Vous comprenez que le traitement du Quatrième Âge ne se limite pas à la longévité ? Le bricolage de la biologie humaine divisait profondément les Martiens : ils ne voulaient pas créer une communauté d’aînés puissants. Le traitement donne et prend. Il vous donne trente ou quarante ans de vie supplémentaires, comme avec moi, au cas où vous n’auriez pas deviné, mais il réaménage aussi certaines caractéristiques humaines.
— Certaines caractéristiques… », répéta Turk, la gorge sèche. Pour autant qu’il le savait, il n’avait encore jamais parlé à un Quatrième. Et voilà ce que cette femme-là affirmait l’être. Mais quel âge avait-elle ? Quatre-vingt-dix ans ? Cent ?
« Suis-je si effrayante ?
— Non, madame, pas du tout, mais…
— Pas même un petit peu ? » Elle souriait toujours.
« Eh bien, je…
— Ce que je veux dire, Turk, c’est qu’en tant que Quatrième, je suis plus sensible à certains indices sociaux et comportementaux que la majorité des gens non modifiés. J’arrive en général à déterminer quand quelqu’un ment ou manque de sincérité, du moins en face à face. Mais contre les mensonges sincères, je ne peux rien. Je ne suis pas omnisciente ni particulièrement maligne, et je ne lis pas dans les pensées. Au mieux, on peut dire que mon détecteur à conneries s’est amélioré. Et comme tout groupe de Quatrièmes se retrouve forcément assiégé, par la police ou les criminels, ou par les deux, c’est une faculté bien utile. Non, je ne vous connais pas assez bien pour dire que je vous fais confiance, mais je vous perçois assez bien pour dire que j’ai envie de vous faire confiance… vous comprenez ?
— J’imagine. Je veux dire, je n’ai rien contre les Quatrièmes. Je n’ai jamais vraiment réfléchi au problème.
— Cette confortable innocence est terminée. Votre ami ne mourra pas du cancer, mais il ne peut pas rester ici et il a beaucoup d’ajustements à faire. J’aimerais le confier à vos bons soins.
— Madame… euh, Diane, je ne sais rien de rien à la manière de soigner un malade, et encore moins un Quatrième.
— Il ne sera plus malade longtemps. Mais il va avoir besoin d’un ami compréhensif. Voulez-vous être cet ami pour lui ?
— Eh bien, en fait, bon, oui, je pense, mais il vaudrait peut-être mieux prendre d’autres dispositions, parce que je suis dans une position difficile, sur le plan financier et tout…
— Je ne vous l’aurais pas demandé si j’avais pu trouver une meilleure solution. Ça a été une aubaine que vous arriviez à ce moment-là. » Elle ajouta : « Si je n’avais pas voulu que vous me trouviez, vous auriez eu bien plus de mal à le faire.