Tu ne sais rien, se dit Lise, de ce que je subis. Tu te fiches de le savoir.
Sous le soleil de l’après-midi, le consulat américain semblait une forteresse bienveillante protégée par des douves faites de clôtures en fer forgé. Quelqu’un avait planté un jardin le long de la clôture, mais la récente chute de cendres avait endommagé les fleurs… des fleurs indigènes, car les plantes terrestres n’étaient pas censées traverser l’Arc, même si cette interdiction ne semblait pas particulièrement respectée. Les fleurs qui avaient survécu aux cendres étaient de vigoureuses lèvres-de-pute rouges (dans la taxinomie crue des premiers colons), avec des tiges ressemblant à des baguettes chinoises en émail et des feuilles comme des cols victoriens enveloppant des pétales abîmés.
À la porte du consulat, près d’un garde, un panneau enjoignait aux visiteurs de déposer armes, appareils électroniques personnels et bouteilles ou récipients déjà ouverts. Lise connaissait la marche à suivre pour avoir régulièrement rendu visite à Brian dans les bureaux de la Sécurité génomique, avant leur divorce. Elle se souvenait aussi être passée dans son adolescence devant le consulat, à l’époque où son père vivait dans le Nouveau Monde, et se rappelait à quel point le bâtiment lui avait semblé solide et réconfortant avec ses grands murs blancs et ses étroites embrasures.
Le garde appela le bureau de Brian pour confirmation avant de remettre un badge visiteur à la jeune femme. Elle prit l’ascenseur jusqu’au quatrième étage, à mi-hauteur du bâtiment, puis s’enfonça dans un couloir carrelé dépourvu de fenêtres, le labyrinthe de la bureaucratie.
Brian sortit pour l’accueillir et lui tint la porte simplement marquée 507 DSG. Elle se fit la réflexion que Brian était plutôt quelqu’un de constant : vêtu avec soin, encore svelte à l’approche de la quarantaine, bronzé : il randonnait le week-end dans les collines au-dessus de Port M. Il l’accueillit d’un bref sourire, mais avec un maintien raide, cette fois-ci… avec une espèce de renfrognement de tout le corps, se dit Lise. Elle se prépara à supporter ce qui allait venir. Brian travaillait en équipe avec deux autres personnes, mais qui n’étaient présentes ni l’une ni l’autre. « Entre donc, dit-il, assieds-toi, il faut qu’on ait une petite conversation. Je suis désolé, mais on va s’en débarrasser le plus vite possible. »
Même dans ces circonstances, il ne se départait pas de son inébranlable gentillesse, la qualité qu’elle avait trouvée la plus frustrante chez lui. Leur mariage avait été bancal dès le départ. Pas catastrophique, plutôt un mauvais choix aggravé par d’autres mauvais choix, dont certains qu’elle rechignait à avouer, y compris à elle-même. Aggravé par son incapacité à avouer son insatisfaction d’une manière que Brian pourrait comprendre. Brian se rendait à l’église tous les dimanches, Brian croyait aux convenances et à la propriété, Brian méprisait la complexité et l’étrangeté du monde post-Spin. Ce que Lise finit par ne plus supporter. Elle l’avait déjà assez supporté chez sa mère. Elle recherchait plutôt cette qualité que son père avait tant essayé de lui communiquer au cours de leurs soirées à regarder les étoiles : l’admiration respectueuse ou, à défaut, au moins le courage.
Brian se montrait parfois charmant, c’était un garçon sérieux avec, au fond de lui, une profonde et poignante gravité. Mais ce qu’était devenu le monde l’effrayait, et cela, au final, Lise ne le supporta plus.
Elle s’assit. Il tira une deuxième chaise sur la moquette pour s’asseoir en face d’elle, genou contre genou. « Cette conversation risque de ne pas être la plus agréable qu’on ait eue, lui annonça-t-il. Mais c’est pour ton bien. Essaye de ne pas l’oublier, s’il te plaît, Lise. »
Turk réfléchissait encore à sa discussion avec Tomas quand il arriva cet après-midi-là à l’aéroport pour inspecter son avion avant de rentrer chez lui. Vieux de cinq ans, le petit bimoteur à hélice et à voilure fixe Skyrex commençait à nécessiter des réparations et un entretien plus fréquents. On venait de lui installer un nouvel injecteur, et Turk voulait vérifier par lui-même le travail des mécaniciens. Il se gara donc sur son emplacement habituel derrière l’entrepôt et, traversant un coin de tarmac rendu gris laine par les cendres et la pluie, se rendit à son hangar, dont il trouva toutefois la porte cadenassée. Coincée derrière le loquet, une note lui enjoignait de s’adresser à Mike Arundji.
Turk ne se demanda pas pourquoi : il lui devait deux mois de loyer pour le hangar, ainsi que des arriérés pour la maintenance.
Mais comme il avait de bonnes relations avec Mike Arundji, du moins en général, il entra dans le bureau du propriétaire en préparant ses excuses habituelles. C’était une danse rituelle : la demande, les excuses, le paiement symbolique (qui, même symbolique, lui poserait des difficultés), un autre délai… le cadenas apportait toutefois une touche inédite.
Cette fois, le vieil homme leva les yeux de son bureau avec une profonde expression de regret. « Le cadenas, lança-t-il aussitôt, ouais, désolé, mais je n’ai pas le choix. Je dois gérer mon aérodrome comme une entreprise.
— C’est à cause des cendres, expliqua Turk. Ça m’a fait perdre deux clients. Sinon, je t’aurais déjà payé.
— C’est toi qui le dis, et je veux bien le croire. Mais quelle différence, à long terme, que deux clients ? Il faut que tu te poses la question. Il y a d’autres petits aérodromes dans la région. J’ai de la concurrence. Dans le temps, on pouvait se montrer un peu plus coulant, ne pas être sur le dos de tout le monde. Il n’y avait que des semi-amateurs, des indépendants dans ton genre. Maintenant, avec ces grosses sociétés d’avions-taxis qui surenchérissent sur les emplacements disponibles dans les hangars… même si les comptes s’équilibraient, tu me ferais perdre de l’argent. Je dis juste ce qui est.
— Je ne peux pas gagner d’argent sans piloter mon avion, Mike.
— Le problème, c’est que moi, je ne peux pas en gagner même si tu le pilotes.
— Tu m’as l’air de bien t’en sortir.
— J’ai du personnel à payer. J’ai tout un tas de nouveaux règlements qui m’arrivent du Gouvernement provisoire. Si tu regardais mes feuilles de calcul, tu ne dirais pas que je m’en sors bien. Mon comptable ne vient pas dans mon bureau en me disant que je m’en sors bien. »
Et tu ne traites sans doute pas ton comptable d’amateur, pensa Turk. Mike Arundji était un vieux briscard : quand il avait ouvert cet aérodrome, on ne trouvait au sud de Port Magellan que des villages de pêcheurs et des camps de squatters. Rien qu’une demi-douzaine d’années plus tôt, l’expression « feuille de calcul » n’aurait pas figuré dans son vocabulaire.
C’était dans un environnement de ce genre que Turk s’était débrouillé pour faire importer, à un coût exorbitant, son Skyrex à six places. Cela lui avait permis de gagner modestement sa vie, du moins jusqu’à ces derniers temps. Il ne devait plus d’argent sur son appareil. Malheureusement, il semblait en devoir sur tout le reste. « Et donc, qu’est-ce que je dois faire pour que mon avion revole ? »
Arundji se tortilla sur son siège en fuyant son regard. « Reviens demain, qu’on en discute. Au pire, ça ne devrait pas être trop difficile de trouver un acheteur.
— Trouver… un quoi ?
— Un acheteur. Un acheteur, tu sais ! Il y a des gens que ça intéresse. Vends l’avion, rembourse tes dettes, recommence à zéro. C’est ce que font les gens. Ça arrive tout le temps.