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Il avait envie de parler à Lise. Mais il ne voulait pas l’embêter avec ses problèmes personnels. Il avait encore du mal à croire à la réalité de leur liaison. Celle-ci était un bienfait tombé du ciel, et le ciel lui ayant peu rendu de services par le passé, Turk n’était pas sûr de lui faire confiance.

Farine de maïs, café, bière…

Il décida de rappeler Tomas. Peut-être ne lui avait-il pas assez bien expliqué ce qu’il voulait. Il ne pouvait rendre qu’un seul véritable service à Lise : l’aider à comprendre pourquoi son père était devenu un Quatrième… comme Turk le supposait. Et si quelqu’un pouvait l’expliquer à Lise ou le lui présenter sous un jour raisonnable, c’était sans doute Tomas, ou si Tomas consentait à lui en toucher un mot, Ibu Diane, la Quatrième infirmière qui vivait plus haut sur la côte avec les Minang.

Il sélectionna le numéro de Tomas sur son téléphone.

Il n’obtint toutefois ni réponse ni redirection sur une boîte vocale. Bizarre, car Tomas ne se séparait jamais de son téléphone, qu’il considérait a priori comme son bien le plus précieux.

Turk se demanda ce qu’il allait faire. Il pouvait vérifier ses comptes et essayer de trouver un arrangement avec Mike Arundji. Ou bien retourner en ville, et peut-être voir Lise, si elle n’en avait pas marre de lui… éventuellement passer chez Tomas en chemin. Le plus raisonnable, il s’en doutait, consistait à rester chez lui pour s’occuper de son entreprise.

S’il en avait encore une.

Il éteignit la lumière en sortant.

Lise s’éloigna du consulat en se sentant ébouillantée. Il n’y avait pas d’autre mot. Ébouillantée, jetée dans de l’eau bouillante, brûlée à vif. Elle roula sans but pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’automobile, détectant le coucher du soleil, allume les phares. Le ciel était devenu rouge, l’un de ces longs crépuscules d’Équatoria, rendu plus criard par les cendres fines encore en suspens dans l’atmosphère. Elle traversa le quartier arabe, passant devant des souks et des cafés-restaurants sous des auvents pie et des guirlandes de lumières colorées. Il y avait beaucoup de monde dehors, ce soir-là, rattrapant le temps perdu pendant la chute de cendres. Elle monta ensuite dans les contreforts, les quartiers huppés où hommes et femmes aisés venus de Pékin, Tokyo, Londres ou New York se construisaient des palais de diverses nuances de pastel en faux style méditerranéen. Elle s’aperçut avec un temps de retard qu’elle roulait dans la rue où elle vivait avec ses parents durant ses quatre années d’adolescence passées dans cette ville.

Elle reconnut l’habitation où elle avait vécu quand sa famille était encore entière et ralentit en passant devant. La maison était plus petite que dans son souvenir et beaucoup moins grande que les pseudo-palais ayant poussé autour, un manteau de tissu au milieu de visons. Elle n’osait imaginer à combien devait désormais se monter le loyer. Baignant dans les ombres vespérales, la véranda peinte en blanc avait été remise à neuf par des étrangers.

« Voilà où nous allons vivre un moment », lui avait dit sa mère à leur arrivée de Californie. Mais pour Lise, cela n’avait jamais été « ma maison », même quand elle bavardait avec ses amies à l’école américaine. C’était « là où on habite », la formule préférée de sa mère. Âgée de treize ans, Lise redoutait un peu les endroits étrangers qu’elle avait vus à la télévision, et Port Magellan était tous ces endroits étrangers mélangés en une seule soupe au gombo qui débordait de la marmite. La Californie lui avait manqué, du moins au début.

Et maintenant il lui manquait… quoi ?

La vérité. Le souvenir. Le fait d’extraire la vérité du souvenir.

Le toit de la maison était noir de cendres. Lise ne put s’empêcher de s’imaginer assise dans la véranda avec son père, des années auparavant. Elle aurait aimé pouvoir s’y asseoir encore avec lui, non pour parler de ses problèmes ou de Brian, mais pour émettre des hypothèses sur la chute de cendres, pour discuter de ce que Robert Adams avait aimé appeler (en souriant toujours) les Très Grands Sujets, les mystères derrière les frontières du monde respectable.

Il faisait nuit noire quand elle finit par rentrer chez elle. L’appartement était toujours en désordre, la vaisselle sale empilée dans l’évier, le lit défait, et il flottait encore un peu de l’aura de Turk. Elle se servit un verre de vin rouge et essaya de penser de manière cohérente à ce que lui avait dit Brian. Aux gens puissants et à l’intérêt qu’ils portaient à la femme qui avait (peut-être, d’une certaine manière) détourné son père de son foyer.

Brian avait-il raison en disant qu’elle ferait mieux de partir ? Restait-il vraiment quoi que ce soit de significatif à extraire des bribes de la vie de son père ?

Ou peut-être se trouvait-elle plus près d’une vérité fondamentale qu’elle ne se l’imaginait, et peut-être était-ce la source de ces ennuis.

Turk se douta que quelque chose n’allait pas quand Tomas ne répondit ni au deuxième ni au troisième appel, qu’il passa depuis sa voiture. Tomas avait peut-être bu – il continuait à boire, bien que rarement sans retenue –, mais même ivre, il répondait en général au téléphone.

Aussi Turk s’approcha-t-il du mobil-home du vieil homme avec un peu d’appréhension, insérant à vitesse prudente son automobile dans les allées des Flats encombrées de cendres. En tant que Quatrième Âge, Tomas était plutôt solide, mais pas immortel. Même les Quatrièmes vieillissaient. Et mouraient. Tomas pouvait être malade. Ou avoir des ennuis. Il y avait souvent des problèmes dans les Flats. Deux gangs philippins y étaient basés, et on trouvait des repaires de drogués ici et là dans le voisinage. Parfois, il se produisait des choses désagréables.

Il se gara près d’une bruyante épicerie portoricaine et parcourut à pied les derniers mètres le séparant de l’entrée de la petite rue boueuse où habitait Tomas. La nuit venait de tomber et il y avait beaucoup de monde, avec de la musique enregistrée sortant d’une porte sur deux. Mais on ne voyait aucune lumière dans le mobil-home de Tomas, rien que l’obscurité derrière ses fenêtres. Le vieil homme dormait peut-être. Sauf que la porte, déverrouillée, était entrouverte.

Turk frappa avant de se glisser à l’intérieur, même s’il sentait, avec une certitude amère, que frapper ne servait à rien. Pas de réponse.

Il tendit la main sur la gauche, alluma le plafonnier et cilla en découvrant la pièce saccagée. La table près du fauteuil de Tomas gisait à l’envers, les lampes étaient brisées sur le sol. Une odeur fétide de sueur masculine s’attardait dans la pièce. Turk jeta un coup d’œil dans la chambre, mais la trouva tout aussi vide.

Après quelques instants de réflexion, il ressortit de la petite maison de Tomas pour aller frapper à la porte voisine. Une femme obèse en combinaison grise vint ouvrir : une certaine Mme Goudy, veuve depuis peu. Tomas l’avait présentée une fois ou deux à Turk, et il savait qu’elle buvait de temps en temps un verre avec le vieil homme. Non, Mme Goudy n’avait pas de nouvelles récentes de Tomas, mais elle avait remarqué un peu plus tôt une camionnette blanche garée devant son mobil-home… un problème ?

« J’espère que non. Quand exactement avez-vous vu cette camionnette, madame Goudy ?

— Il y a une heure, peut-être deux.

— Merci, madame Goudy. Inutile de vous inquiéter. Mais mieux vaut bien fermer votre porte.

— Comme si je ne le savais pas », répondit-elle.

Il revint refermer celle de Tomas, en s’assurant qu’elle se verrouillait bien, cette fois. Le vent s’était levé, qui fit vibrer le réverbère de fortune à l’intersection de la route et du petit sentier menant chez le vieil homme. Des ombres vacillaient par à-coups.