La planète comme artefact.
Beaucoup d’hypothèses ont été émises sur l’objectif de ce travail d’une longueur extrême. Le Nouveau Monde est-il un présent ou un piège ? Sommes-nous entrés dans un labyrinthe, comme des souris de laboratoire, ou nous a-t-on proposé une nouvelle et superbe destinée ? Le fait que notre propre Terre continue à être protégée des radiations mortelles de son soleil en expansion signifie-t-il que les Hypothétiques s’intéressent à notre survie en tant qu’espèce ? Et si oui, pourquoi ?
Je ne peux affirmer avoir répondu à la moindre de ces questions, mais j’ai l’intention de donner au lecteur une vue d’ensemble du travail déjà effectué, des idées et hypothèses des hommes et femmes qui vouent leurs vies professionnelles à ce travail.
Et plus loin dans le texte, ceci :
Nous sommes comme un patient qui sort d’un coma aussi long que la vie d’une étoile. Ce dont nous ne pouvons nous souvenir, nous devons le redécouvrir.
Elle souligna ce passage deux fois. Elle aurait voulu pouvoir l’envoyer à sa mère, l’imprimer sur un étendard pour l’agiter sous le nez de Brian. C’était tout ce qu’elle avait toujours voulu leur dire : une réponse à leurs silences affectés, à l’élision presque chirurgicale de Robert Adams de la vie de ses survivants, aux expressions cette-pauvre-Lise légèrement inquiètes sur leurs visages chaque fois qu’elle tenait à parler de son père disparu. C’était comme si Robert Adams venait de sortir de l’obscurité pour lui murmurer un mot de réconfort. Ce dont nous ne pouvons nous souvenir, nous devons le redécouvrir.
Elle avait reposé les pages et allait se coucher quand elle consulta une dernière fois son téléphone.
Trois messages l’y attendaient, tous marqués urgent, tous de Turk. Un quatrième arriva alors qu’elle avait encore l’appareil dans la main.
DEUXIÈME PARTIE
La rose oculaire
Huit
Après la chute de la poussière lumineuse – une fois les cieux dégagés, la cour balayée et ce qu’il restait absorbé par le désert ou le vent –, la colonie où vivait le petit Isaac entendit parler d’un nouveau mystère.
Terrifiantes tant qu’elles tombaient, les cendres devinrent ensuite le sujet d’innombrables discussions et conjectures. Le nouveau mystère se présenta plus banalement, sous forme d’un bulletin d’informations venu de la ville par les relais au-dessus des montagnes. Bien que moins directement effrayant, il touchait de manière inconfortable à un des secrets d’Isaac.
Il avait entendu par hasard deux des adultes, M. Nowotny et M. Fisk, en discuter dans le couloir du réfectoire. Les vols commerciaux pour les champs pétroliers du Rub al-Khali avaient été annulés ou détournés plusieurs jours durant, avant même la chute des cendres, pour une raison que venaient de fournir le Gouvernement provisoire et les compagnies pétrolières : un tremblement de terre.
M. Nowotny trouvait cela mystérieux car on ne connaissait aucune faille sous cette partie du Rub al-Khali, craton désertique géologiquement stable qui n’avait pas changé depuis des millions d’années. Il n’y aurait jamais dû y avoir le moindre frémissement sismique si loin dans le Rub al-Khali.
Mais il s’était produit davantage que cela. La production de pétrole avait été interrompue plus d’une semaine, les puits et oléoducs avaient subi de coûteux dégâts.
« On en sait moins sur cette planète qu’on ne le croyait », conclut M. Nowotny.
Isaac trouvait cela un peu moins mystérieux. Il savait, bien qu’il n’aurait pu dire comment, que quelque chose remuait sous les sables paisibles dans le grand désert à l’ouest. Il le sentait et dans son esprit et dans son corps. Quelque chose remuait, parlait en cadences qu’il ne comprenait pas, et il aurait pu montrer la direction de cette chose les yeux fermés même si elle se trouvait à des centaines de kilomètres et commençait juste à sortir d’un sommeil aussi long que la vie des montagnes.
Pendant et après la chute des cendres, tout le monde était resté deux jours claquemuré, portes fermées et fenêtres verrouillées, jusqu’à ce que le Dr Dvali annonce que les cendres n’avaient rien de particulièrement nocif. Mme Rebka finit par autoriser Isaac à sortir, au moins jusqu’aux jardins dans la cour, à condition qu’il porte un masque en tissu. On avait nettoyé la cour, mais peut-être restait-il encore de la poussière en suspension, et elle ne voulait pas qu’il inhale de particules. Il ne devait pas prendre de risques, disait-elle.
Isaac accepta de porter le masque, même s’il lui tenait trop chaud au nez et à la bouche. Il ne restait de la poussière qu’un résidu granuleux contre les murs de briques et les clôtures en bois de jamais-vert. Sous l’implacable soleil de l’après-midi, Isaac se pencha sur un de ces petits andains pour faire couler les cendres entre ses doigts.
D’après le Dr Dvali, elles contenaient de minuscules fragments de machines cassées.
Il ne restait pas grand-chose de ces machines, aux yeux d’Isaac, mais la rugosité des cendres lui plaisait, ainsi que leur manière de se rassembler au creux de sa paume et de lui glisser comme du talc entre les doigts. Il aimait qu’elles se compriment en une masse floconneuse quand il les serrait dans sa main pour se dissoudre ensuite dans l’air quand il rouvrait le poing.
Les cendres étincelaient. En fait, elles luisaient. Ce n’était pas tout à fait le bon terme, Isaac le savait. Il ne s’agissait pas du genre de lueur qu’on voyait avec les yeux, et il comprenait que, dans toute la colonie, lui seul la verrait de cette manière. C’était une autre sorte de lueur, perçue différemment. Il pensa que Sulean Moï pourrait peut-être l’expliquer, s’il trouvait un moyen de lui poser la question.
Isaac avait beaucoup de questions pour Sulean. Mais celle-ci était très occupée depuis la chute des cendres, passant beaucoup de temps en réunion avec les adultes, et il fallait qu’il attende son tour.
Au dîner, Isaac remarqua que, lorsqu’ils discutaient de la chute de cendres ou de ses origines, les adultes avaient tendance à poser leurs questions à Sulean Moï. Cela le surprit, car il supposait depuis des années que les gens avec lesquels il vivait savaient à peu près tout.
Ils en savaient indubitablement bien davantage que les personnes ordinaires. Il ne pouvait l’affirmer par expérience directe, n’ayant jamais connu la moindre personne ordinaire, mais il en avait vu sur les vidéos et croisé dans ses lectures. Les gens ordinaires avaient rarement des sujets de conversation intéressants et s’infligeaient souvent des souffrances brutales les uns aux autres. Ici, dans la colonie, si les discussions étaient parfois très animées, jamais les différends ne faisaient couler de sang. Tout le monde était sage (ou en avait l’air), tout le monde restait calme (ou s’efforçait d’en donner l’impression), et tout le monde, à part Isaac, était vieux.
Sulean Moï ne semblait pas non plus ordinaire. D’une manière ou d’une autre, elle en savait davantage que les autres adultes. Elle était plus maligne que les personnes auxquelles Isaac s’en était toujours remis et, encore plus incompréhensible, ne semblait pas beaucoup les apprécier. Mais elle tolérait poliment leurs questions.
« Bien entendu, elles ont un rapport avec les Hypothétiques, dit le Dr Dvali à propos des cendres avant de demander à Sulean : vous n’êtes pas d’accord ?
— C’est la conclusion évidente à en tirer. » La vieille femme sonda le contenu de son bol avec une fourchette. En théorie, chacun des adultes préparait le repas à tour de rôle, même si quelques-uns se portaient plus souvent volontaires que les autres. Ce soir-là, la tâche revenait à M. Posell, un géologue dont, en matière de cuisine, l’enthousiasme dépassait le niveau de compétences. Le bol de légumes d’Isaac avait un goût d’ail, d’huile de graine-ravin, et de quelque chose d’affreusement brûlé.