« Vous-même, avez-vous jamais vu ou entendu parler de quoi que ce soit de ce genre ? » demanda le Dr Dvali.
Il n’existait entre les adultes de la communauté aucune hiérarchie officielle, mais c’était le Dr Dvali qui prenait généralement la tête en cas de problèmes importants, le Dr Dvali dont les déclarations, quand il en faisait, étaient considérées comme définitives. Il s’était toujours intéressé de près à Isaac. Il avait des cheveux blancs et soyeux, de grands yeux marron et des sourcils aussi broussailleux que des haies non entretenues. Isaac l’avait toujours toléré avec indifférence. Mais depuis quelque temps, et pour des raisons que lui-même ne comprenait pas, il commençait à le trouver antipathique.
« Rien de vraiment identique, répondit Sulean. Mais mon peuple a vécu un peu plus longtemps dans le monde post-Spin que le vôtre, Dr Dvali. Il arrive parfois que des choses étranges tombent du ciel. »
Mais qui était « mon peuple », et de quel ciel parlait-elle ?
« Difficile de ne pas remarquer qu’on ne trouve, dans les Archives martiennes, aucune discussion sur la nature des Hypothétiques, dit le Dr Dvali.
— Il n’y avait peut-être rien de substantiel à en dire.
— Vous devez bien avoir une opinion à ce sujet, madame Moï.
— Sur bien des points, les machines autoréplicantes qui constituent les Hypothétiques sont équivalentes à des créatures vivantes. Elles traitent leur environnement. Elles construisent des structures complexes à partir de roche, de glace et peut-être même d’espace vide. Et leurs sous-produits n’échappent pas à la dégradation. Leurs structures physiques vieillissent, se détériorent et sont systématiquement remplacées. Ce qui expliquerait les détritus dans la poussière. »
Des machines détériorées nous sont tombées dessus, pensa Isaac.
« Mais rien que le poids total, dit le Dr Dvali, toutes ces tonnes réparties sur tant de kilomètres carrés…
— Est-ce si surprenant ? Vu le grand âge des Hypothétiques, que leurs mécanismes décomposés tombent du ciel n’est pas plus étonnant que le fait pour votre jardin de produire des déchets organiques. »
Elle semblait si sûre d’elle. Mais comment Sulean savait-elle de telles choses ? Isaac était bien décidé à le découvrir.
Cette nuit-là, les puissants vents du sud gagnèrent encore en force, et Isaac, du fond de son lit, écouta sa fenêtre vibrer dans son châssis. De l’autre côté de la vitre, un sable fin venu du désert du Rub al-Khali dissimulait les étoiles.
Vieux, vieux, vieux : l’Univers était vieux. Il avait produit de nombreux miracles, dont les Hypothétiques, mais aussi et surtout Isaac lui-même… son corps, ses pensées.
Qui était son père ? Et sa mère ? Ses éducateurs n’avaient jamais vraiment répondu à la question. Le Dr Dvali disait : Tu n’es pas comme les autres enfants, Isaac. Tu nous appartiens à tous. Ou bien Mme Rebka disait : Nous sommes tous tes parents, maintenant, même si c’était invariablement Mme Rebka qui le bordait dans son lit, qui s’assurait qu’il avait mangé et fait sa toilette. Tout le monde dans la communauté avait en effet aidé à l’élever, mais c’était le Dr Dvali et Mme Rebka qu’il se représentait quand il imaginait à quoi pouvait ressembler d’avoir un père et une mère en particulier.
Était-ce pour cela qu’il se sentait différent de son entourage ? Oui, mais pas seulement. Il ne pensait pas de la même manière que les autres. Et même s’il avait de nombreux gardiens, il n’avait aucun ami. Excepté, peut-être, Sulean Moï.
Isaac essaya de dormir, mais en vain. Il était agité ce soir-là. Moins d’une agitation ordinaire que d’un appétit sans objet, et après de longues heures au lit à écouter vibrer et chuchoter le vent brûlant, il se releva puis quitta sa chambre.
Minuit était passé. Le calme régnait dans la communauté : les pas d’Isaac résonnaient dans les couloirs et les escaliers en bois. Tout le monde devait dormir, sauf le Dr Taira, l’historienne, qui (l’avait-il entendue dire) lisait beaucoup mieux en pleine nuit. Mais le Dr Taira était une femme mince et pâle qui gardait ses distances, et si elle était éveillée, elle ne s’aperçut pas qu’Isaac passait devant sa porte. Traversant les salles communes du rez-de-chaussée, il arriva dans la cour sans que personne ne le remarque.
Ses chaussures crissèrent sur le sable déposé par le vent. La petite lune flottait à l’est au-dessus des montagnes, jetant une lumière diffuse dans l’obscurité épaissie par la poussière. Isaac y voyait assez pour avancer, du moins s’il se montrait prudent, et il connaissait si bien les environs de la communauté qu’il aurait pu s’y déplacer sans rien y voir. Il ouvrit le portail grinçant de la clôture pour partir vers l’ouest. Il laissa ses impulsions muettes le guider et le vent emporter ses doutes.
Il n’y avait là aucune route, rien que le désert de galets et une série de petites crêtes sinueuses. La lune lui dessinait son ombre comme une flèche devant lui. Mais il se dirigeait dans la bonne direction, il le sentait au fond de lui, comme ce soulagement qu’il ressentait à la résolution d’un ennuyeux problème mathématique. Il mit délibérément de côté le bruit de ses propres pensées et se concentra sur ceux qui sortaient du noir… ses pas sur le gravier abrasif, le vent, les petites créatures nocturnes en train de chercher leur nourriture dans le paysage crevassé. Il avança dans un bienheureux état de vide.
Il marcha longtemps. Il n’aurait pu dire combien de temps ni quelle distance il avait parcourue quand il arriva enfin à la rose. Surpris par celle-ci, il reprit soudain conscience.
Avait-il marché en dormant ? La lune, qu’en partant il avait vue au-dessus des montagnes, éclairait maintenant l’horizon plat à l’ouest à la manière de la lanterne d’un veilleur. Et malgré la fraîcheur relative de l’air nocturne, il se sentait brûlant et épuisé.
Il détourna les yeux de la lune pour les poser à nouveau sur la rose qui sortait du désert à ses pieds.
« Rose » était son propre mot, celui qui lui vint à l’esprit en voyant cette tige épaisse enfoncée dans le sol desséché ainsi que ce bulbe vitreux et rouge foncé qui, à la lueur de la lune, pouvait passer pour une fleur.
Bien entendu, il ne s’agissait pas réellement d’une fleur. Les fleurs ne poussaient pas toutes seules dans des déserts arides, et leurs pétales ne semblaient pas faits de cristaux rouges translucides.
« Bonjour, lança Isaac d’une voix qui semblait minuscule et ridicule dans le noir. Qu’est-ce que tu fais là ? »
La rose, jusque-là penchée vers la lumière à l’ouest, pivota d’un coup vers lui. Il y avait un œil au milieu de la fleur, un petit œil d’un noir d’obsidienne qui le regardait froidement.
Cela n’avait peut-être rien d’étonnant – Isaac n’en fut pas surpris –, mais c’est Sulean Moï qui finit par le retrouver.
C’était une matinée calme et brûlante quand elle arriva près d’Isaac, assis par terre comme si le désert était une grande cuvette au milieu de laquelle il avait glissé. Les coudes sur les genoux, il se tenait la tête entre les mains. Il l’entendit approcher, mais ne leva pas les yeux. Il n’en avait pas besoin. Il avait espéré qu’elle viendrait.