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« Isaac », appela Sulean Moï d’une voix sèche mais douce.

Il ne répondit pas.

« Les gens s’inquiètent pour toi, indiqua-t-elle. Ils te cherchent partout.

— Je suis désolé. »

Elle posa sa petite main sur son épaule. « Qu’est-ce qui t’a attiré si loin de chez toi ? Qu’est-ce que tu cherchais ?

— Je ne sais pas. » Il montra la rose. « Mais j’ai trouvé ça. » Sulean s’agenouilla alors – lentement, lentement, dans le craquement de ses vieux genoux – pour la regarder.

La rose avait souffert du grand jour. Sa tige vert foncé s’était voilée à l’aube. Le bulbe cristallin ne rayonnait plus et l’œil avait perdu son éclat. La nuit dernière, se dit Isaac, elle ressemblait à quelque chose de vivant. Maintenant, on dirait une chose morte.

Sulean la regarda pensivement un long moment avant de demander : « Qu’est-ce que c’est, Isaac ?

— Je n’en sais rien.

— C’est pour ça que tu es venu ici ?

— Non… je ne crois pas. » La réponse était incomplète. Pour la rose, oui, mais pas seulement pour elle… pour quelque chose qu’elle représentait.

« C’est remarquable, Isaac. On en parlera aux autres ? Ou on garde ça secret ? »

Il haussa les épaules.

« Bon. Il faut qu’on rentre, tu sais.

— Je sais. »

Cela ne le gênait pas de partir… La rose ne durerait plus longtemps.

« Tu m’accompagnes ?

— Oui, répondit Isaac, si je peux te poser des questions.

— D’accord. J’espère que je pourrai y répondre. J’essaierai. » Ils tournèrent donc le dos à la rose oculaire pour se mettre en marche vers l’est au pas de la vieille femme, et Sulean se montra patiente le temps qu’Isaac rassemble toutes les incertitudes apparues dans sa tête, notamment au sujet de la rose elle-même. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais n’avait pas sommeil. Il était bien éveillé, aussi éveillé que jamais, et plus curieux.

« D’où viens-tu ? » finit-il par demander.

Il y eut un petit accroc dans le rythme des pas de la vieille femme. Il crut un instant qu’elle n’allait pas répondre. Puis :

« Je suis née sur Mars. »

La réponse semblait authentique. Ce n’était pas celle à laquelle il s’attendait et il eut l’impression que Sulean aurait préféré ne pas révéler cette vérité. Isaac l’accepta sans commentaire. Mars, se dit-il.

Un peu plus tard, il demanda : « Tu sais des choses sur les Hypothétiques ?

— C’est bizarre, dit la vieille femme avec un petit sourire et en le regardant avec ce qu’il pensa être de l’affection. J’ai justement fait tout ce chemin pour te poser cette question. »

Ils parlèrent jusqu’à leur arrivée à la colonie, à midi, et Isaac apprit beaucoup de cette conversation. Puis, avant de franchir le portail, il s’arrêta pour se retourner dans la direction dont ils arrivaient. La rose était par là, mais pas seulement la rose. Elle n’était que… que quoi ? Un fragment incomplet de quelque chose de beaucoup plus grand.

Quelque chose qui l’intéressait énormément. Et qui s’intéressait à lui.

Neuf

Turk traversa en voiture un des quartiers les plus anciens de la ville, avec des maisons en bois recouvertes de peinture rouge pompier par des colons chinois et de petits immeubles d’habitation de trois ou quatre étages en briques ocre extraites des falaises de Candie Bay. Il était désormais assez tard pour qu’on ne voie plus personne dans les rues. De temps à autre, une étoile filante traçait une ligne sur le noir du ciel.

Une demi-heure plus tôt, il avait enfin réussi à contacter Lise. Il ne pouvait lui dire au téléphone ce qu’il avait besoin de lui dire, mais elle sembla comprendre la situation après quelques questions embarrassées. « On se retrouve là où on s’est rencontrés, indiqua-t-il. Dans vingt minutes. »

Ils s’étaient rencontrés à La Rive gauche, un grill-bar ouvert 24 heures sur 24 dans le quartier commerçant à l’ouest des docks. Lise y était entrée six mois plus tôt avec toute une bande du consulat. Repérant un de ses amis à leur table, un ami de Turk l’y avait traîné pour le présenter. Turk avait remarqué Lise parce qu’elle n’était pas accompagnée et qu’elle lui semblait attirante de la manière dont il trouvait les femmes attirantes au premier regard, en se basant sur la profondeur et la disponibilité de son rire autant que sur tout le reste. Il se méfiait des femmes qui riaient trop facilement, et celles qui ne riaient pas du tout le déconcertaient. Lise riait doucement mais de tout son cœur, et quand elle plaisantait, c’était dans un esprit excluant toute méchanceté et tout esprit de compétition. Il aimait aussi ses yeux, leur manière de se retrousser aux coins, l’aigue-marine pâle de leurs iris, ce qu’ils regardaient et ce sur quoi ils s’attardaient.

Un peu plus tard, elle se mit à parler d’un voyage qu’elle prévoyait à Kubelick’s Grave, de l’autre côté des montagnes, aussi Turk lui remit-il une de ses cartes de visite. « C’est mieux que d’y aller en voiture, lui dit-il. Promis. Il faudrait passer par le col de Mahdi, mais à cette époque de l’année, on n’est pas sûr à cent pour cent que la route soit praticable. Il y a bien un car, mais il est bondé, et il lui arrive de glisser dans un ravin. »

Il lui demanda ce qu’elle attendait d’une petite ville station-service merdique comme Kubelick’s Grave, et elle répondit essayer de retrouver un ancien collègue de son père, un type du nom de Dvali, mais sans entrer dans les détails. Et c’en est sans doute fini, se dit Turk, deux étrangers dans la nuit, deux navires qui se croisent, etc., mais elle avait appelé quelques jours plus tard pour réserver un avion.

Il ne cherchait pas particulièrement une liaison… pas davantage que d’habitude. Il aimait juste sa manière de sourire et ce qu’il ressentait en lui rendant son sourire, et quand ils furent obligés d’attendre la fin de cette tempête hors de saison sur les rives d’un lac de montagne, ce fut comme si Dieu leur avait accordé un laissez-passer.

Qui avait été révoqué, semblait-il. Le karma venait réclamer son dû.

Il n’y avait que l’équipe de nuit au grill-bar, où toutes les tables étaient vides. La serveuse qui apporta un menu à Turk semblait irritable et impatiente de terminer son service.

Lise arriva quelques minutes plus tard. Turk voulut aussitôt lui parler de la disparition de Tomas et de ce qu’elle pouvait signifier : la possibilité que sa propre relation avec Lise ait conduit à de graves ennuis pour son ami. Mais il n’avait pas commencé à former les mots qu’elle se mit à raconter sa prise de bec avec son ex-mari, Brian Gately… et cela avait aussi un rapport avec le sujet.

Turk avait rencontré Brian Gately à deux reprises. C’était tout l’intérêt d’endroits dans le quartier des docks comme La Rive gauche : on y voyait des hommes d’affaires américains installés à côté d’employés de la marine marchande, des cadres de compagnies pétrolières saoudiennes bavarder avec des salarymen chinois ou des artistes dépenaillés des quartiers. Brian Gately lui avait semblé l’un de ces greffons temporaires assez banals dans cette partie de la ville, un type qui pouvait parcourir le monde – les deux mondes – sans vraiment quitter Dubuque ou on ne savait quelle petite ville de son enfance. Assez sympa, à sa manière insipide, du moment qu’on ne s’opposait à aucune de ses idées préconçues.

Lise lui raconta toutefois que Brian l’avait menacée. Elle décrivit leur rencontre et termina en disant : « Donc oui, c’était une menace, pas directement de Brian, mais il communiquait ce qu’on lui avait dit, et ça se résume à une menace.