Il reproduisit l’expérience trois soirs de suite. Chaque fois, il se découvrit presque parfaitement aligné avec la lettre O de la boussole.
Il recommença alors. Et encore. Et encore.
Ce ne fut que peu de temps avant la pluie annuelle de météorites qu’il se résolut enfin à partager cette découverte perturbante avec Sulean Moï.
La pluie de météorites se produisait chaque fin de mois d’août, cette année-là, le 34. (On avait donné aux mois du Nouveau Monde le nom de ceux de la Terre, même s’ils duraient chacun quelques jours de plus que leurs homonymes.) Sur la côte orientale d’Équatoria, août marquait le début de la fin de l’été clément : les bateaux quittaient les riches pêcheries du Nord avec leurs dernières récoltes afin de rentrer à Port Magellan avant le début des tempêtes d’automne. Ici, dans le désert, cela ne signifiait guère que des nuits légèrement et progressivement plus fraîches. Pour Isaac, les saisons du désert ne paraissaient avoir qu’un caractère nocturne : les jours se ressemblaient plus ou moins, mais les nuits d’hiver pouvaient être d’un froid mordant et douloureux.
Petit à petit, Isaac avait laissé Sulean Moï devenir son amie. Non qu’ils parlaient beaucoup ou de quoi que ce soit de spécialement important. Sulean semblait presque aussi peu bavarde qu’Isaac. Mais elle se promenait avec lui dans les collines, où elle se montrait plus agile qu’il ne semblait possible pour quelqu’un de son âge : elle marchait lentement, mais grimpait aussi bien qu’Isaac, et pouvait rester assise sans bouger une heure, voire davantage, quand cela arrivait à Isaac. Elle ne lui donnait jamais l’impression d’agir par devoir ou stratégie, de ne pas simplement partager à sa manière certains plaisirs que, depuis toujours, il pensait uniquement à lui.
Sulean n’avait sans doute jamais vu la pluie de météorites annuelle : elle avait dit à Isaac n’être arrivée que depuis quelques mois sur Équatoria. Comme il adorait cet événement, il lui affirma qu’elle ne devait pas y assister de n’importe où. Aussi, avec la permission réticente du Dr Dvali, qui semblait nourrir quelques réserves sur Sulean Moï, Isaac la conduisit-il le soir du 34 sur le rocher plat dans les collines, celui d’où il l’avait vue apparaître dans les frémissements de chaleur sur l’horizon.
Cela s’était passé en plein jour, et il faisait maintenant nuit noire. La lune du Nouveau Monde, plus petite et plus rapide que celle de la Terre, avait traversé le ciel tout entier quand Isaac et Sulean arrivèrent à destination. Tous deux s’éclairaient avec des lanternes manuelles et portaient des chaussures à tige montante ainsi que d’épaisses jambières pour se protéger des poissons des sables qui lézardaient souvent sur ces saillies de granit tant que la roche exhalait la chaleur emmagasinée durant la journée. Isaac examina les lieux avec soin sans détecter de vie animale. Il s’assit jambes croisées sur la pierre. Sulean s’installa lentement, mais sans se plaindre, dans la même position. Son visage serein exprimait une attente tranquille. Ils éteignirent leurs lanternes, laissant l’obscurité les engloutir. Le désert était plus sombre que le ciel, saupoudré d’étoiles. Personne ne leur avait donné de noms officiels, même si les astronomes leur avaient attribué des numéros de catalogue. Leur densité dans les cieux évoquait des nuées d’insectes. Chacune d’elles était un soleil, Isaac le savait, un soleil qui projetait en général sa lumière sur des paysages inaccessibles, inconnaissables… peut-être des déserts comme celui-ci. Des choses vivaient dans les étoiles, il le savait. Des choses qui vivaient de grandes vies froides et lentes, si lentes que le passage d’un siècle n’y signifiait pas davantage qu’un clin d’œil lointain.
« Je sais pourquoi tu es venue ici », dit Isaac.
Il ne voyait pas son visage dans cette obscurité, ce qui facilitait la conversation, allégeait l’embarrassante lourdeur de brique des mots dans sa bouche.
« Vraiment ?
— Pour m’observer.
— Non. Pas pour t’observer, Isaac. Je suis davantage une observatrice du ciel que de toi en particulier. »
Comme les autres à la colonie, elle s’intéressait aux Hypothétiques… ces êtres invisibles qui avaient réordonné les cieux et la Terre.
« Tu es venue à cause de ce que je suis. »
Elle inclina la tête avant de dire : « Eh bien, là, oui. »
Il commença à lui raconter son sens de l’orientation. Il parla d’abord avec hésitation, puis davantage d’assurance en constatant qu’elle l’écoutait sans l’interroger. Il essaya d’anticiper les questions qu’elle pourrait vouloir poser. Quand avait-il remarqué ce don particulier ? Il ne s’en souvenait plus, il savait juste que c’était durant l’année, quelques mois plus tôt, d’abord une simple lueur : il avait ainsi apprécié de travailler dans la bibliothèque de la colonie parce que son bureau y était tourné dans la même direction que dans sa chambre, alors qu’il n’y avait pas de fenêtre par laquelle regarder. Au réfectoire, il s’asseyait toujours du côté de la table le plus proche de la porte, même quand il n’y avait personne. Il avait déplacé son lit pour mieux dormir, l’alignant sur… eh bien, sur quoi ?
Mais il n’avait pas la réponse. Où qu’il aille, toujours, quand il se tenait immobile, il y avait une direction dans laquelle il préférait se tourner. Ce n’était pas une compulsion, rien qu’un besoin discret, facile à ignorer. Il y avait un côté agréable vers lequel se tourner, et un moins agréable.
« Et là, tu es tourné du bon côté ? » demanda Sulean.
Il se trouvait qu’il l’était. Il ne s’en rendit compte qu’au moment où elle lui posa la question, mais il se sentait à son aise sur ce rocher face non aux montagnes, mais à l’arrière-pays obscur.
« L’ouest, dit Sulean. Tu aimes te tourner vers l’ouest.
— Un peu plus au nord que l’ouest. »
Voilà. Le secret était dit. Il n’y avait rien à ajouter, et il entendit dans le silence Sulean Moï changer de position, s’adapter à la pression du rocher. Il se demanda si c’était douloureux ou inconfortable, à cet âge avancé, de s’asseoir sur du rocher massif. Dans ce cas, elle n’en montrait rien. Elle leva les yeux vers le ciel.
« Tu avais raison, pour les étoiles filantes, dit-elle au bout d’un long moment. Elles sont très belles. »
La pluie de météorites avait commencé.
Elle fascinait Isaac. Le Dr Dvali lui avait parlé des météorites, qui en réalité n’étaient pas des étoiles du tout, mais des fragments de roche ou de poussière en combustion, les restes de vieilles comètes orbitant depuis des millénaires autour du soleil du Nouveau Monde. Mais cette explication n’avait fait qu’ajouter à la fascination d’Isaac. Il décelait dans ces lumières évanescentes la validation de géométries antiques, des vecteurs mis en mouvement bien avant la formation de la planète (ou avant sa construction par les Hypothétiques), des rythmes élaborés sur une ou plusieurs existences, ou sur celle d’une espèce. Des étincelles zébrèrent le zénith, d’est en ouest, tandis qu’Isaac écoutait en lui les murmures de la nuit.
Il se satisfit de la situation jusqu’à ce que Sulean se lève soudain pour regarder en direction des montagnes dans leur dos. « Tiens… qu’est-ce que c’est ? On dirait quelque chose en train de tomber. »
Comme une averse lumineuse, comme une tempête arrivée là-haut par les cols… ce qui se produisait parfois, mais cette lueur, diffuse, persistante, ne provenait pas d’éclairs. « C’est normal ? demanda Sulean.
— Non. »
Non. Ce n’était pas normal du tout.
« Alors on devrait peut-être rentrer. »