— Il a travaillé en Turquie à une époque et il avait des liens avec Aramco, mais il tirait l’essentiel de ses revenus d’une affaire d’import-export. Bref, le père et le fils se brouillent, l’entrepôt du paternel part en fumée, et Turk fuit le pays. Tirez-en vos propres conclusions. »
De pire en pire, se dit Brian. « Alors il faut en éloigner Lise. Elle est peut-être en danger.
— Nous estimons qu’elle a été attirée dans quelque chose qu’elle ne comprend pas. Nous ne pensons pas qu’elle agisse sous une contrainte quelconque. Elle coopère avec cet homme. Mais c’est sans doute Turk qui lui a dit de cesser de répondre au téléphone.
— Mais vous pouvez les retrouver, non ?
— Tôt ou tard. Sauf que nous ne sommes pas magiciens, nous ne pouvons pas les faire réapparaître d’un coup de baguette magique.
— Alors dites-moi comment je peux vous aider. » Brian ne put s’empêcher d’ajouter : « Si vous m’aviez raconté tout ça avant que je lui parle…
— Vous ne vous seriez pas comporté de la même manière ? Nous ne pouvons pas diffuser ce genre d’informations. Et vous non plus, Brian. Comprenez-le bien. Nous vous mettons dans la confidence. Tout cela doit rester entre vous, moi et Sigmund.
— Bien entendu, mais…
— Ce que nous aimerions, c’est que vous continuiez à essayer de la contacter. Même si elle ne répond pas au téléphone, elle saura peut-être que vous l’appelez. Elle pourrait finir par se sentir coupable, ou seule, et décider de vous parler.
— Et dans ce cas ?
— Tout ce dont on a besoin pour le moment, c’est d’un indice sur l’endroit où elle se trouve. Si vous arrivez à la convaincre de vous rencontrer, avec ou sans Turk, ce serait encore mieux. »
Malgré sa répugnance à l’idée de livrer Lise au Comité d’action exécutive, cela valait sûrement mieux que de la laisser s’impliquer davantage dans une entreprise criminelle. « Je ferai de mon mieux, promit Brian.
— Super. » Weil sourit. « Nous vous en sommes reconnaissants. »
Les deux hommes serrèrent la main de Brian et le laissèrent seul dans son bureau. Il y resta longtemps plongé dans ses pensées.
Onze
Plus haut sur la côte, il restait des routes encombrées de cendres (ou de boue résultant de leur mélange avec la pluie), si bien que Turk dut s’arrêter prendre une chambre dans un relais routier en attendant que les équipes de voirie du Gouvernement provisoire, qui croulaient sous le travail, dégagent une épingle à cheveux critique.
Le motel, un baraquement en parpaings de mâchefer qui mordait sur la lisière de la forêt, paraissait minuscule comparé aux saules-cimes qui se penchaient sur lui tels des géants affligés. Un établissement se destinant davantage à l’accueil des camionneurs et des bûcherons qu’à celui des touristes, comprit Lise. Elle passa le doigt sur le rebord de la petite fenêtre de leur chambre puis montra à Turk la ligne de poussière.
« Sans doute vieille d’une semaine, dit-il. Ils ne dépensent pas trop d’argent en ménage, dans le coin. »
De la poussière des dieux, par conséquent. Les débris d’antiques constructions des Hypothétiques. Voilà ce qu’on disait des cendres, désormais. Les journaux télévisés déversaient à leur propos quantité de faits mal interprétés : des fragments de choses qui pourraient avoir été des organismes vivants, des arrangements moléculaires d’une complexité sans précédent.
Lise entendait dans la chambre voisine des voix discuter dans ce qui ressemblait à du tagalog. Elle sortit son téléphone pour s’octroyer une nouvelle dose d’informations locales. Turk l’observa attentivement avant de lancer : « N’oublie pas…
— Pas d’appels entrants ou sortants. Je sais.
— S’ils dégagent les routes pendant la nuit, on devrait arriver au village demain à peu près à cette heure. On y apprendra peut-être quelque chose.
— Tu fais vraiment confiance à cette… Diane, c’est bien ça ?
— Confiance, pas exactement. Il faut qu’elle sache ce qui est arrivé à Tomas. Elle pourrait peut-être l’aider. Et elle est impliquée depuis longtemps dans le réseau local des Quatrièmes… peut-être même qu’elle a des infos sur ton père. »
Elle lui avait demandé de quand dataient ses liens avec les Quatrièmes Âges. Des liens, pas exactement, avait-il répondu. Mais cette Diane lui faisait confiance et il lui avait rendu quelques services par le passé. C’était apparemment elle qui avait suggéré l’avion-taxi de Turk à Sulean Moï pour se rendre le plus discrètement possible dans les montagnes. Turk n’en savait pas davantage, n’avait pas cherché à en savoir davantage.
Lise regarda à nouveau le rebord poussiéreux de la fenêtre. « Ces derniers temps, j’ai l’impression que tout est lié. Tout ce qui est arrivé de bizarre… les cendres, Tomas, ce qui se passe à l’ouest… »
Les bulletins d’informations avaient commencé à parler du tremblement de terre ayant temporairement empêché le fonctionnement des complexes pétroliers du Rub al-Khali.
« Ce n’est pas obligatoirement lié, dit Turk. Juste du triple-étrange.
— Pardon ?
— Une expression de Tomas. Les trucs étranges n’arrivent jamais seuls. Comme la fois où on travaillait sur un cargo dans le détroit de Malaka. Un jour, on a dû mouiller l’ancre pour réparer, on avait des ennuis de moteur. Le lendemain, on a eu un temps bizarre, une mousson que personne n’avait prévue. Le jour d’après, le ciel était dégagé, mais on repoussait à la lance à incendie des pirates malais montés sur le pont. Une fois que les choses deviennent étranges, disait Tomas, difficile d’échapper au triple-étrange. »
Très réconfortant, songea Lise.
Ils passèrent la nuit dans le même lit, mais sans faire l’amour. Tous deux étaient fatigués, et tous deux, se dit Lise, en venaient à accepter qu’ils ne se trouvaient plus sous une tente près d’un lac de montagne et qu’il ne s’agissait plus d’une inoffensive aventure d’un week-end. Des forces supérieures avaient été mises en œuvre. Des gens avaient souffert. Pensant alors à son père, elle commença à se demander s’il n’avait pas pu tomber sur un pays merveilleux similaire, un pays de triple étrangeté. Peut-être sa disparition n’était-elle en rien égoïste ni même volontaire : peut-être avait-il été enlevé, comme Tomas, l’ami de Turk, par des types anonymes en camionnette banalisée.
Turk s’endormit à peine allongé, comme à son habitude. Elle trouva tout de même agréable d’être couchée près de lui, de le sentir à ses côtés. Il s’était douché juste avant, si bien qu’une odeur de savon et de masculinité émanait de lui telle une aura bienveillante. Brian avait-il jamais eu cette odeur ?
Pas qu’elle s’en souvienne. Brian n’avait pas d’odeur particulière, à part celle, chimique, de son déodorant. Il tirait sans doute une certaine fierté à ne rien sentir.
Non, ce n’était pas juste. Brian ne se limitait pas à cela. Brian croyait en une vie ordonnée. Cela ne faisait de lui ni un monstre ni un méchant, et elle ne pouvait croire qu’il avait personnellement participé à sa propre surveillance ou à l’enlèvement de Tomas. Ce n’était pas conforme aux règles. Brian suivait toujours les règles.
Ce qui avait ses bons côtés. Certes, cela le rendait moins téméraire que Turk, mais cela le rendait aussi plus fiable. Jamais Brian ne piloterait un avion au-dessus des montagnes ni ne s’embarquerait comme matelot qualifié sur un navire marchand criblé de rouille. De même, jamais il ne manquerait à sa parole ni ne violerait un serment. D’où toutes les difficultés qu’elle avait rencontrées pour négocier la fin de leur mariage imprudent et précipité. Quand Lise avait rencontré Brian, alors fonctionnaire subalterne dans les bureaux new-yorkais du DSG, elle-même étudiait le journalisme à Columbia University. Séduite par sa douceur et sa compassion, elle avait tardé à comprendre qu’il serait toujours à ses côtés mais jamais tout à fait de son côté… en fin de compte, il n’était qu’une voix supplémentaire dans le chœur de celles qui lui conseillaient d’ignorer son propre passé, dans les lacunes duquel pourrait se dissimuler une vérité insupportable.