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« Quand je suis revenue ici, raconta-t-elle, j’étais prête à l’envisager. Je suis loin d’être convaincue qu’il nous a tous simplement abandonnés, mais je ne suis pas omnisciente, je ne peux avoir aucune certitude sur ce qui se passait sous son crâne. Si c’est ça, d’accord. Je m’en accommoderai. Je ne cherche pas à me venger, et s’il a bien pris le traitement, s’il vit quelque part sous un autre nom, je m’en accommoderai aussi. Je n’ai pas besoin de le voir. Juste de savoir. Ou de trouver quelqu’un qui sait.

— Comme cette femme sur la photo, Sulean Moï.

— La femme que tu as emmenée en avion à Kubelick’s Grave. Ou comme cette Diane, qui te l’a envoyée.

— Je ne sais pas si Diane pourra t’en dire beaucoup ou pas. Davantage que moi, en tout cas. J’ai pris soin de ne pas poser de questions. Les Quatrièmes que j’ai rencontrés… sont faciles à apprécier, je ne leur trouve rien d’inquiétant, et pour autant que je puisse dire, ils ne font rien qui mette en danger le reste de la population. Contrairement à toutes ces conneries de la Sécurité génomique qu’on entend raconter aux infos, ce ne sont que des gens.

— Des gens qui savent garder des secrets.

— Je te l’accorde », dit Turk.

Quelques instants plus tard, ils passèrent devant un panneau grossier en bois sur lequel le nom du village figurait en plusieurs langues : DESA NEW SARANDIB, en anglais approximatif. Presque un kilomètre plus loin, un jeune homme filiforme, à qui Lise ne donna guère plus de vingt ans, s’avança sur la route pour leur faire signe de s’arrêter. Il vint se pencher à la fenêtre de Turk.

« Vous allez à Sarandib ? » demanda-t-il d’une voix aiguë qui le fit paraître encore plus jeune. Son haleine sentait la cannelle rance.

« On est partis pour.

— Vous y allez pour affaires ?

— Ouais.

— Quel genre ?

— Du genre personnel.

— Vous voulez acheter du ky ? Pas le bon endroit pour acheter du ky. »

Il parlait de cette cire hallucinogène que produisait une espèce d’insecte social autochtone et dont tout le monde parlait depuis quelque temps dans les boîtes de Port Magellan. « Je ne veux pas en acheter. Merci quand même. » Turk enfonça l’accélérateur, pas trop fort pour ne pas blesser le jeune homme, qui s’écarta d’un bond, mais suffisamment pour s’attirer un regard mauvais. Lise se retourna et le vit qui, debout au milieu de la route, les suivait des yeux d’un air furieux. Elle demanda des explications à Turk.

« Ces derniers temps, quand des gars de la ville partent dans la cambrousse essayer de se procurer un gramme ou deux, ils se font dévaliser ou s’attirent des ennuis.

— Tu crois qu’il voulait nous en vendre ?

— Je ne sais pas ce qu’il voulait. »

Mais le jeune homme devait avoir un téléphone sur lui et s’en être servi, parce que, dès qu’ils passèrent devant les premières cabanes habitées le long de la route et avant même d’atteindre le centre du village, la gendarmerie locale, deux hommes imposants vêtus d’uniformes improvisés à bord d’un vieux camion utilitaire, força Turk à s’arrêter au bord de la route. Lise ne bougea pas et laissa Turk parler.

« Vous avez à faire ici ? demanda l’un des hommes.

— Nous avons besoin de voir Ibu Diane. »

Un long silence. « Il n’y a personne de ce nom par ici.

— D’accord, dit Turk. J’ai dû me tromper de direction. On va s’arrêter déjeuner, et ensuite, vu qu’il n’y a ici personne de ce nom, on repartira. »

Le flic – si on pouvait l’appeler ainsi, songea Lise, étant donné que ces agents des petites villes n’avaient aucun lien légal avec le Gouvernement provisoire – posa sur Turk un long regard revêche. « Votre nom ?

— Turk Findley.

— Vous pouvez avoir du thé de l’autre côté de la route. Pour déjeuner, je ne sais pas. » Il leva un doigt. « Une heure. »

Installés à une table qui ressemblait à une énorme et vieille bobine de câble au milieu de clients qui évitaient de croiser leur regard, ils suaient sous le soleil de l’après-midi en buvant du thé dans des tasses de céramique ébréchées quand les rideaux s’écartèrent pour livrer passage à une femme.

Une vieille, très vieille femme aux cheveux qui évoquaient le duvet du pissenlit par leur couleur et leur texture, et à la peau si pâle qu’elle semblait sur le point de se déchirer. Ses yeux, bleus et d’une taille sortant de l’ordinaire, étaient enfoncés dans un crâne aux contours austères. « Bonjour, Turk, lança-t-elle en approchant de la table.

— Diane.

— Tu sais, tu n’aurais vraiment pas dû revenir. Tu tombes mal.

— Je sais, dit Turk. Tomas a été arrêté, kidnappé ou je ne sais quoi. »

La femme n’afficha pas la moindre réaction, sinon un tressaillement à peine perceptible.

« Et on a quelques questions à te poser, si tu permets.

— Puisque vous êtes là, autant parler. » Elle prit une chaise. « Présente-moi à ton amie. »

Cette femme est une Quatrième, se dit Lise. Cela expliquait peut-être pourquoi elle dégageait cette étrange et fragile autorité à laquelle, apparemment, se soumettaient des hommes robustes. Turk la présenta comme Ibu Diane Dupree, en se servant du titre honorifique minang, et Lise serra sa petite main fragile. Elle eut l’impression de manipuler un petit oiseau d’une vigueur insoupçonnée.

« Lise, dit Diane. Vous avez donc une question pour moi ?

— Montre-lui la photo », conseilla Turk.

Aussi Lise fouilla-t-elle nerveusement dans son sac à dos jusqu’à ce qu’elle retrouve l’enveloppe contenant le cliché avec Sulean Moï.

Diane ouvrit l’enveloppe et regarda longuement la photographie, qu’elle rendit ensuite avec une expression lugubre.

« Alors, on peut parler ? demanda Turk.

— Je pense qu’il faut. Mais dans un endroit moins public. Suivez-moi. »

Ils s’éloignèrent du café sur les talons d’Ibu Diane, empruntèrent derrière elle un sentier séparant une épicerie d’un bâtiment municipal en bois à l’avant-toit en cornes de buffle, dépassèrent une station-service aux pompes peintes de couleurs de fête foraine. Vu l’âge de Diane et la chaleur, Lise s’était attendue à un rythme peu soutenu, mais la vieille femme avançait d’un pas vif et, à un moment, prit même Lise par la main pour la faire accélérer. Geste étrange qui donna à Lise l’impression d’être redevenue petite fille.

Elle les emmena à un bunker en parpaings sur lequel un panneau multilingue annonçait, dans sa partie en anglais, CENTRE DE SOINS. « Vous êtes médecin ? demanda Lise.

— Même pas infirmière diplômée. Mais mon mari était docteur et il a soigné ces gens pendant des années, bien avant que le Croissant-Rouge fasse son apparition dans un de ces villages. J’ai appris la médecine de base avec lui, et les villageois n’ont pas voulu me laisser prendre ma retraite après sa mort. Je peux traiter les blessures et les maladies bénignes, administrer des antibiotiques, apaiser une démangeaison ou bander une plaie. Pour tout problème plus sérieux, j’envoie les gens à la clinique au bout de l’autoroute. Asseyez-vous. »

Ils s’installèrent à l’accueil de la clinique de Diane, décoré comme un salon villageois, avec des meubles en osier et des stores à lattes de bois qui s’entrechoquaient dans la brise. Tout était recouvert de peinture ou de tissu vert passé. Un des murs s’ornait d’une aquarelle représentant l’océan.