Ibu Diane lissa sa robe de mousseline d’un blanc uni. « Puis-je vous demander comment vous êtes entrée en possession d’une photographie de cette femme ? »
Venez-en au fait, en d’autres termes. « Elle s’appelle Sulean Moï.
— Je sais.
— Vous la connaissez ?
— Je l’ai rencontrée. Je lui ai recommandé l’avion-taxi de Turk.
— Parle-lui de ton père », suggéra Turk, ce que Lise fit. En racontant les derniers développements : comment elle était revenue déterminée à en apprendre davantage sur la disparition, le lien entre Brian Gately et la Sécurité génomique, comment il avait fait passer pour elle son vieux cliché de Sulean Moï dans les logiciels de reconnaissance faciale de l’agence et appris ainsi que ladite Sulean Moï était repassée par Port Magellan seulement quelques mois plus tôt.
« Ça a dû être le déclencheur, dit Diane.
— Le déclencheur ?
— Vos demandes de renseignements, ou celles de votre ex-mari, ont sans doute attiré sur Mme Moï l’attention de quelqu’un aux États-Unis. La Sécurité génomique la recherche depuis longtemps.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de si important ?
— Je vais vous dire ce que je sais, mais vous voulez bien répondre d’abord à quelques-unes de mes questions ? Ça pourrait clarifier les choses.
— Pas de problème, dit Lise.
— Comment avez-vous rencontré Turk ?
— Je l’ai engagé pour me conduire de l’autre côté des montagnes. Je sais que l’un des collègues de mon père est allé à Kubelick’s Grave. À l’époque, je n’avais pas d’autre piste. Alors j’ai engagé Turk… mais on n’est jamais arrivés à destination.
— Le mauvais temps, expliqua Turk avant de tousser dans sa main.
— Je vois.
— Ensuite, continua Lise, quand Brian m’a dit que Sulean Moï avait loué un petit avion il y a juste quelques semaines…
— Comment Brian le savait-il ? Oh, j’imagine qu’il a lancé une recherche dans les manifestes des passagers aériens. Ou quelque chose dans le genre.
— C’était une piste que j’avais l’intention de suivre, dit Lise. Même si Brian me poussait à ne pas le faire. À l’époque, il trouvait déjà que j’allais trop loin.
— Alors que Turk, bien entendu, est intrépide.
— C’est tout moi, dit Turk. Intrépide.
— Mais je ne l’avais pas encore fait, et ensuite il y a eu la chute de cendres, puis…
— Puis, intervint Turk, Tomas a disparu, et on a découvert que Lise était suivie et sur écoute téléphonique. Et je suis désolé, Diane, mais je n’ai rien trouvé de mieux que venir ici. J’espérais que tu pourrais…
— Quoi ? Intervenir en ton nom ? Quels pouvoirs magiques me prêtes-tu donc ?
— J’ai pensé, fit Turk, que tu pourrais expliquer. Je n’ai pas non plus exclu la possibilité d’un conseil utile. »
Diane hocha la tête et se tapota le menton de l’index. Ses sandales frappaient le sol en bois sur le même rythme.
« Vous pourriez commencer, suggéra Lise, par nous dire qui est vraiment Sulean Moï.
— La première chose importante à savoir sur elle, répliqua Diane, c’est qu’elle vient de Mars. »
La civilisation humaine sur Mars avait beaucoup déçu le père de Lise.
C’était un autre de leurs sujets de discussions, lors de ces nuits dans la véranda avec le ciel ouvert comme un livre au-dessus d’eux.
Robert Adams était jeune homme – étudiant à Caltech durant les difficiles années du Spin, confronté à ce qui avait semblé l’inévitable destruction du monde qu’il connaissait – au moment de l’arrivée sur Terre de Wun Ngo Wen.
La réussite la plus spectaculaire du Spin avait été la terraformation et la colonisation de Mars. En se servant du Soleil en expansion et du passage de millions d’années dans le reste du système solaire comme d’une espèce de levier temporel, on avait rendu Mars un tant soit peu habitable et on y avait implanté un noyau de colonies humaines. Tandis que quelques années seulement passaient sur la Terre sous sa membrane Spin, sur Mars, des civilisations étaient apparues et avaient disparu.
(Ces faits bruts – tabous en présence de la mère de Lise, qui avait perdu ses parents dans les perturbations du Spin et n’admettait pas la moindre discussion sur celui-ci – avaient suffi à donner la chair de poule à Lise. Elle avait appris tout cela à l’école, bien entendu, mais sans le sentiment d’admiration respectueuse qui allait avec. Dans ce que racontait à voix basse Robert Adams, les chiffres n’étaient pas que des chiffres : quand il disait un million d’années, Lise entendait au loin le grondement des montagnes en train de s’élever au-dessus des océans.)
Une civilisation humaine d’un âge et d’une étrangeté considérables était apparue sur Mars durant le temps nécessaire à Lise, sur la Terre cloîtrée, pour aller à l’école et en revenir.
Les Hypothétiques avaient placé cette civilisation dans sa propre enveloppe de temps ralenti, enfermement qui synchronisa Mars avec la Terre et prit fin au même moment que celui de la Terre. Mais avant cela, les Martiens avaient envoyé un vaisseau spatial habité sur Terre. Avec comme unique occupant Wun Ngo Wen, le soi-disant ambassadeur martien.
Lise demandait (ils avaient eu cette conversation plus d’une fois, l’été, sous les étoiles) : « Tu l’as déjà rencontré ?
— Non. » Wun avait été tué dans une attaque sur la route durant les pires années du Spin. « Mais j’ai regardé son discours aux Nations unies. Il avait l’air… sympathique. »
(Lise avait vu très jeune des séquences d’archives de Wun Ngo Wen. Enfant, elle s’était imaginé l’avoir pour ami : une espèce de Munchkin, ces petits personnages du Magicien d’Oz, en plus intellectuel et de la même taille qu’elle.)
Mais les Martiens avaient été évasifs depuis le début, lui racontait son père. Ils avaient donné à la Terre leurs Archives, un résumé de leurs connaissances en sciences physiques, plus avancées dans certains domaines que celles de la Terre. Sauf que ce résumé parlait très peu de leur travail sur la biologie humaine – à l’origine de leur caste de Quatrièmes Âges à grande longévité – ou des Hypothétiques. Le père de Lise trouvait ces omissions impardonnables. « Ils connaissaient l’existence des Hypothétiques depuis des centaines voire des milliers d’années, dit-il. Ils devaient bien avoir quelque chose à en dire, ne serait-ce que des suppositions. »
À la fin du Spin, quand elles retrouvèrent le cours normal du temps, la Terre et Mars communiquèrent beaucoup par radio, au début. Il y eut même une seconde expédition martienne sur Terre, plus ambitieuse que la première, avec un groupe de légats martiens venu s’installer dans un bâtiment semblable à une forteresse reliée au vieux complexe des Nations unies à New York : l’ambassade martienne, comme on l’appela bientôt. Au bout des cinq années convenues pour leur mandat, on les renvoya chez eux à bord d’un vaisseau spatial conçu conjointement par les grandes puissances industrielles et lancé depuis Xichang.
Il n’y eut jamais d’autre délégation. Les plans d’expédition terrestre réciproque sur Mars s’enlisèrent dans les négociations multinationales, et de toute manière, les Martiens n’avaient guère semblé enthousiastes. « À mon avis, dit le père de Lise, on les épouvantait un peu. » Mars n’avait jamais été riche en ressources, même après l’écopoïèse, et sa civilisation avait survécu grâce à une espèce de méticuleuse parcimonie collective. La Terre, avec ses plans d’eau vastes mais pollués, ses industries inefficaces et ses écosystèmes en plein effondrement, avait sans doute horrifié nos visiteurs. « Ils ont dû être bien contents, dit Robert Adams, de mettre quelques millions de kilomètres entre eux et nous. »