— Aurais-je interféré ?
— Il a changé depuis votre arrivée. Vous ne pouvez le nier.
— Ça n’a rien à voir avec moi.
— Vraiment ? J’espère que vous avez raison. Mais vous avez déjà vu ça, pas vrai ? Avant de venir sur Terre. »
Sulean ne l’avait jamais caché. L’histoire s’était répandue parmi les Quatrièmes terriens… surtout ceux obsédés par les Hypothétiques, comme Dvali. Elle hocha la tête.
« Un enfant comme Isaac, dit Mme Rebka.
— D’une certaine manière. Un garçon. Il avait l’âge d’Isaac quand il…
— Quand il est mort.
— Oui.
— Mort de… à cause de ce qu’il était ? »
Sulean ne répondit pas tout de suite. Elle détestait évoquer ces souvenirs, aussi instructifs qu’ils ne pouvaient manquer d’être. « Il est mort dans le désert. » Un désert différent. Le désert martien. « Il essayait de trouver son chemin, mais il s’est perdu. » Elle ferma les yeux. Derrière ses paupières, le monde était d’une rougeur infinie, due à ce soleil à la luminosité insupportable. « Je vous aurais empêchés de le faire si j’avais pu. Vous le savez. Mais je suis arrivée trop tard, et vous vous étiez tous cachés très intelligemment. Maintenant, je suis aussi impuissante que vous, madame Rebka.
— Je ne vous laisserai pas lui faire de mal. » La ferveur dans sa voix était aussi surprenante que son accusation.
« Je ne lui ferai jamais de mal !
— Peut-être pas. Mais je pense que, à un certain niveau, vous avez peur de lui.
— Madame Rebka, vous ne comprenez vraiment pas ? Bien sûr que j’ai peur de lui ! Pas vous ? »
Sans répondre, Mme Rebka se leva et rentra lentement dans le bâtiment.
Ce soir-là, toujours fiévreux, Isaac fut consigné dans sa chambre. Couchée les yeux ouverts, Sulean regardait les étoiles derrière la vitre éraflée par le sable.
Elle regardait les Hypothétiques, pour reprendre ce nom d’une merveilleuse ambiguïté que leur avaient donné les anglophones. On les avait appelés ainsi avant même que leur existence soit véritablement établie : les entités hypothétiques qui avaient enfermé la Terre derrière une étrange barrière temporelle, si bien qu’un million d’années pouvaient passer, le temps qu’un homme promène son chien ou qu’une femme se brosse les cheveux. Ils étaient un réseau de machines semi-biologiques autoreproductibles réparties dans la galaxie. Ils se mêlaient des affaires humaines, et peut-être des affaires d’innombrables autres civilisations intelligentes, pour des raisons mystérieuses. Ou sans la moindre raison.
Elle les regardait, même si, bien entendu, ils étaient invisibles. Ils imprégnaient le ciel nocturne. Ils contenaient des mondes. Ils étaient partout.
À part cela, que pouvait-on dire d’eux ? Un réseau si vaste qu’il allait d’un bout à l’autre de la galaxie ne pouvait se distinguer d’une force naturelle. On ne pouvait négocier avec lui. On ne pouvait même pas lui parler. Il interagissait avec l’humanité sur des durées inhumaines. Ses mots étaient des décennies, et ses conversations impossibles à distinguer du processus évolutionnaire.
Pensait-il, dans une acception significative du terme ? Se posait-il des questions, se disputait-il, produisait-il des idées et agissait-il en fonction de celles-ci ? Était-ce, en d’autres termes, une entité, ou juste un énorme et complexe processus ?
Les Martiens en avaient discuté pendant des siècles. Sulean avait passé une bonne partie de son enfance à écouter les Quatrièmes Âges en débattre. Elle n’avait pas davantage de réponse définitive que quiconque, mais soupçonnait les Hypothétiques d’être dépourvus de centre, d’intelligence opérationnelle. Ils faisaient des choses complexes et imprévisibles… mais l’évolution aussi. L’évolution avait produit des systèmes biologiques extrêmement complexes et interdépendants sans la moindre direction centrale. Une fois les machines autoreproductibles lâchées dans la galaxie (peut-être par une espèce disparue depuis très longtemps, bien avant que des accrétions de poussière stellaire créent Mars et la Terre), elles avaient subi la même logique inexorable de concurrence et de mutation. Logique qui, sur des milliards d’années, aurait pu produire à peu près n’importe quoi. Par exemple des machines d’une échelle et d’une puissance immenses, semi-autonomes, « intelligentes » d’une certaine manière – l’Arc, la barrière temporelle qui avait entouré la Terre. Mais une conscience centrale instigatrice ? Un esprit ? Sulean était venue à en douter. Les Hypothétiques n’étaient pas une entité. Seulement ce qui se produisait quand la logique de l’autoreproduction englobait les vastitudes de l’espace.
La poussière d’antiques machines était tombée sur le désert, et dans ce désert avaient poussé d’étranges fragments abortifs. Une roue, un tube, une rose avec un œil d’un noir de charbon. Et Isaac s’intéressait à l’ouest, à l’ouest profond. Quest-ce que cela signifiait ? Cela avait-il une signification perceptible ?
Cela signifie, se dit Sulean, qu’on sacrifie Isaac à une force aussi stupide et indifférente que le vent.
Au matin, Mme Rebka autorisa Sulean à rendre visite au garçon dans sa chambre. « Vous verrez, dit-elle d’un ton sévère, pourquoi on est tous si inquiets. »
Isaac gisait, apathique, les yeux fermés, sous des couvertures en désordre. Sulean lui toucha le front, le sentit irradier la fièvre.
« Isaac », soupira-t-elle, autant pour elle-même que pour l’enfant. Le voir ainsi pâle et inerte lui rappelait trop de souvenirs. Il y avait eu un autre garçon, oui, une autre fièvre, un autre désert.
« La rose », dit Isaac, ce qui la fit sursauter.
« Quoi donc ?
— Je me souviens de la rose. Et la rose… la rose se souvient. »
Comme endormi, les yeux encore fermés, il se redressa en position assise, comprimant son oreiller sous ses reins et se cognant le crâne à la tête de lit. Il avait les cheveux ternis par la sueur. Comme les humains semblent immortels quand ils peuvent marcher, courir et sauter, se dit Sulean. Et comme ils ont l’air fragiles quand ils ne le peuvent pas.
Le garçon fit alors quelque chose qui stupéfia même Sulean.
Il ouvrit des yeux aux iris désormais décolorés, comme si leur bleu pâle uniforme avait été éclaboussé de peinture dorée. Il la regarda bien en face et sourit.
Il parla ensuite, et dans une langue que Sulean n’avait pas entendue depuis des dizaines d’années, un dialecte martien des déserts quasi inhabités du sud de la planète.
Il dit : « C’est toi, grande sœur ! Où étais-tu passée ? »
Puis, tout aussi soudainement, il se rendormit, laissant Sulean frissonner dans le terrible écho de ses paroles.
Treize
Le lendemain matin, un hélicoptère survola à basse altitude le village minang, et même s’il avait l’air inoffensif – les compagnies forestières procédaient depuis deux mois au levé topographique des collines –, il perturba les villageois et incita Ibu Diane à suggérer de prendre la route sans tarder. Ils couraient davantage de risques en restant qu’en partant, d’après elle.