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« Où allons-nous ? demanda Lise.

— De l’autre côté des montagnes. À Kubelick’s Grave. Turk va nous y conduire en avion, pas vrai, Turk ? »

Il sembla y réfléchir. « J’aurais peut-être besoin d’un pied-de-biche, répondit-il énigmatiquement. Mais OK.

— On va rentrer à Port M dans une des voitures du village, précisa Ibu Diane. Une qui passe inaperçue. Celle dans laquelle vous êtes venus nous pose un problème. Je demanderai à un des villageois d’aller l’abandonner plus haut sur la route côtière.

— Je la récupérerai, une fois toute cette histoire finie ?

— J’en doute.

— Eh bien, ça paraît logique », fit Turk.

Lise savait que les autorités avaient les moyens de suivre à la trace les personnes auxquelles elles s’intéressaient. Elles pouvaient placer une minuscule puce radio sur un véhicule ou même dans un vêtement. Il existait aussi des appareils plus ésotériques, encore plus discrets. Le villageois minang qui partit vers le nord au volant de leur voiture emporta aussi leurs vêtements et autres biens. Lise enfila un corsage à fleurs et un pantalon de mousseline sortis du magasin du village, Turk un jean et une chemise blanche. Tous deux s’étaient auparavant douchés dans la clinique d’Ibu Diane. « Insistez particulièrement sur vos cheveux, leur avait conseillé celle-ci. On peut y cacher des choses. »

Se sentant à la fois purifiée et paranoïaque, Lise monta dans le véhicule piqueté de rouille que Diane leur avait trouvé. Turk s’assit à la place du conducteur, Lise boucla sa ceinture près de lui, et ils attendirent que Diane dise au revoir à une douzaine de villageois qui s’étaient rassemblés autour d’elle.

« Une femme plutôt populaire, observa Lise.

— Tous les villages de la côte nord la connaissent, expliqua Turk. Dans chacune de ces communautés de Malais, Tamouls ou Minangs expatriés, elle passe donner un coup de main. Dans chacune, on lui garde un logement et on la protège.

— Ils savent que c’est une Quatrième ?

— Bien sûr. Et ce n’est pas la seule. Pas mal des anciens de ces villages sont plus âgés que tu ne l’imagines. »

Le monde change, se dit Lise, et aucun discours sur le caractère sacré du génome humain ne pourra l’en empêcher. Elle s’imagina essayer de faire comprendre cette vérité à Brian. À coup sûr, il la refuserait ou la nierait. Brian ne doutait pas que la Sécurité génomique œuvrait pour le bien commun et savait à merveille reboucher les fissures apparaissant dans les fondations de cette foi. Sauf que les fissures continuaient d’apparaître. L’édifice tremblait.

Ibu Diane Dupree prit place dans la voiture avec une prudence recherchée et attacha sa ceinture élimée. Quand Turk se mit à avancer lentement, la foule des villageois les suivit sur quelques mètres, remplissant la rue étroite.

« Ils n’aiment pas me voir partir, confia Diane. Ils ont peur que je ne revienne pas. »

Lise se crispait un peu chaque fois qu’ils croisaient un véhicule, mais dès qu’ils retrouvèrent les routes goudronnées, Turk conduisit joyeusement en fredonnant tout seul, sa casquette en tissu enfoncée sur les yeux. Ibu Diane regardait patiemment le monde défiler.

Lise décida de briser le silence de la vieille femme. Elle tourna la tête vers elle pour lui lancer : « Parlez-moi d’Avram Dvali.

— Ce serait plus facile si vous me disiez ce que vous savez déjà.

— Eh bien… Il enseignait à l’Université américaine, mais c’était quelqu’un de secret que la faculté n’appréciait pas particulièrement. Il a abandonné l’enseignement sans explication moins d’un an avant la disparition de mon père. Quelqu’un de l’administration m’a dit que son dernier salaire avait été expédié par chèque à une boîte postale à Kubelick’s Grave. D’après ma mère », du moins les fois, rares et éprouvantes sur le plan émotionnel, où Lise avait réussi à la faire parler du passé, « il est venu à plusieurs reprises chez nous avant de démissionner. L’annuaire ne connaît personne de ce nom à Kubelick’s Grave, et une recherche globale ne donne pas la moindre adresse récente nulle part. Je voulais aller voir si la boîte postale fonctionnait toujours et si on pouvait me dire qui l’avait louée. Sans trop d’espoir.

— Vous étiez très près de quelque chose que vous ne compreniez pas. Rien d’étonnant à ce que la Sécurité génomique se soit intéressée à vous.

— Dvali est donc impliqué dans un de ces cultes des communicants.

— Pas impliqué. C’est le sien. Il l’a créé. »

Dvali, raconta-t-elle, avait reçu le traitement de longévité à New Delhi des années avant d’émigrer sur le Nouveau Monde. « Je l’ai rencontré peu de temps après ses débuts à l’université. Il y a littéralement des milliers de Quatrièmes dans la région de Port Magellan… sans compter ceux qui choisissent de passer tranquillement et à l’écart du monde le reste de leur vie prolongée. Quelques-uns d’entre nous sont plus organisés que d’autres. On ne tient pas de séminaires, pour des raisons évidentes, mais tôt ou tard, je rencontre la plupart des Quatrièmes connus, et je sais repérer les cliques ou les sous-groupes.

— Dvali avait son propre groupe ?

— À ce que je comprends. Des gens du même avis que lui. Peu nombreux. » Elle hésita. « On nous appelle Quatrièmes Âges, vous savez, parce que, sur Mars, le traitement équivaut à l’entrée dans un quatrième stade de la vie, un âge adulte au-delà de l’âge adulte. Mais le traitement ne garantit aucune maturité particulière. Celle-ci est intégrée tout autant dans les institutions environnantes que dans le traitement lui-même. Entrer dans le Quatrième Âge n’a pas débarrassé Avram Dvali de son obsession.

— Laquelle ?

— Il est obsédé par les Hypothétiques. Par les forces transcendantes de l’Univers. Certaines personnes s’irritent de leur humanité. Elles veulent être rachetées par plus vaste qu’elles-mêmes, ratifier leur sentiment d’avoir une valeur unique. Elles veulent toucher Dieu. Le paradoxe du Quatrième Âge, c’est qu’il attire irrésistiblement ce genre de personnes. Nous essayons de les contenir, mais… » Elle haussa les épaules. « Nous n’avons pas les outils mis en place par les Martiens.

— Il a donc rassemblé un groupe autour de l’idée de créer un… un…

— Un communicant, une interface humaine avec les Hypothétiques. Il ne plaisantait pas du tout avec ça. Il a recruté son groupe au sein de notre communauté, puis il a fait de son mieux pour le couper de nous. Ils sont devenus beaucoup plus secrets une fois le processus lancé.

— Vous n’avez pas pu l’arrêter ?

— On a essayé, bien entendu. Le projet de Dvali n’était pas la première tentative dans ce sens. Par le passé, l’intervention d’autres Quatrièmes avait suffi, avec l’aide, si nécessaire, de Sulean Moï, qui jouit parmi la plupart des Quatrièmes d’une autorité incontestable. Mais le Dr Dvali était insensible à la persuasion morale, et le temps que Sulean Moï arrive, son groupe et lui s’étaient cachés. Depuis, nous n’avons eu que des contacts très sporadiques avec eux… trop sporadiques et trop tardifs pour les arrêter.

— Vous voulez dire qu’il y a un enfant ?

— Oui. Il s’appelle Isaac, paraît-il. Il doit avoir douze ans, maintenant.

— Mon père a disparu il y a douze ans. Vous pensez qu’il aurait pu se joindre à ce groupe ?

— Non… d’après votre description et ce que je sais du recrutement de Dvali, non, je suis désolée, il n’en fait pas partie.