L’autocar s’immobilisait périodiquement à des gares routières en blocs de béton ou des dépôts avec devanture à l’écart de la grande route, un monde peuplé d’hommes solitaires et de lumières hésitantes. Puis la ville se retrouva derrière eux, les laissant avec la route et l’obscurité sans horizon de l’océan.
Diane Dupree traversa l’allée centrale pour venir s’asseoir à côté de Lise.
« Turk pense que vous devriez un peu moins prendre les risques à la légère, lui glissa la vieille femme.
— Il vous l’a dit ?
— J’ai deviné.
— Je les prends au sérieux.
— Le téléphone, ce n’était pas une bonne idée. L’appel est très probablement impossible à localiser, mais qui sait quelle technologie la police ou la Sécurité génomique peuvent mettre en œuvre ? Mieux vaut ne pas faire d’hypothèses.
— Je les prends au sérieux, insista Lise. C’est juste que… »
Mais elle ne put terminer, trouver les mots pour expliquer qu’elle venait soudain de réaliser dans quelle mesure exacte sa vie telle qu’elle l’avait connue s’éloignait sous les roues du car.
Quand le car s’arrêta à proximité de l’aérodrome d’Arundji, Turk ne grinçait plus des dents et avait commencé à sembler un peu penaud. Il lança à Lise un regard d’excuse oblique, qu’elle ignora.
« Il y a bien un kilomètre jusqu’à Arundji, dit-il. Prêtes à marcher, toutes les deux ?
— Oui », répondit Diane. Lise se contenta de hocher la tête.
Ils s’éloignèrent par une route rurale très peu éclairée. Lise écouta le bruit de ses pas sur l’accotement à peine pavé, le souffle du vent balayant des terrains broussailleux et dépourvus d’arbres. Plus loin dans les hautes herbes, un insecte bourdonnait… s’il n’avait stridulé d’une manière aussi mélancolique, évoquant le bruit d’un homme inconsolable qui parcourrait de l’ongle du pouce les dents d’un peigne, elle aurait pu le prendre pour un grillon.
Ils approchèrent du territoire de Mike Arundji par une entrée secondaire, loin de l’accès principal. Turk sortit une clé de sa poche puis ouvrit le grillage en disant : « Essayez de passer inaperçues, maintenant. L’aérogare ferme à dix heures, mais on a une équipe de maintenance sur site et des gardes à l’endroit où ils nivellent la nouvelle piste.
— Tu as le droit d’être là, non ? demanda Lise.
— Plus ou moins. Mieux vaut tout de même ne pas trop attirer l’attention. »
Elle suivit Turk et Diane jusqu’à un des hangars à toit d’aluminium aligné avec des dizaines d’autres à l’arrière de l’aérogare. Devant ses énormes portes fermées par une chaîne, Turk dit : « Je ne plaisantais pas, pour le pied-de-biche. J’ai besoin de quelque chose pour faire sauter ça.
— Tu n’as pas les clés de ton propre hangar ?
— C’est une drôle d’histoire. » Il s’éloigna, l’air de chercher un outil.
Trempée de sueur et les mollets endoloris par leur marche, Lise avait de surcroît la vessie pleine. Elle n’avait plus de vêtements de rechange.
« Pardonnez à Turk, dit Diane. Ce n’est pas qu’il ne vous fait pas confiance. Il a peur pour vous. Il…
— Vous allez faire ça tout le temps ? Vos déclarations de gourou ? Parce que ça devient plutôt agaçant. »
Diane la regarda avec de grands yeux. Puis éclata de rire.
« Je veux dire », fit Lise, quelque peu soulagée par sa réaction, « désolée, mais…
— Non ! Ne vous excusez pas. Vous avez tout à fait raison. C’est un des dangers du grand âge, la tentation de proférer des jugements.
— Je sais de quoi Turk a peur. Il brûle les ponts derrière lui. Les miens sont toujours là. J’ai une vie que je peux retrouver.
— Mais vous êtes quand même là », dit Diane. Elle ajouta, le sourire aux lèvres : « Le gourou a parlé. »
Turk revint avec un morceau d’armature récupéré sur le chantier et s’en servit pour forcer le piton, moins solide que le cadenas, et qui se détacha avec une espèce de violente et bruyante vibration. Turk fit coulisser les grandes portes d’acier et alluma les lumières.
Son avion se trouvait à l’intérieur. Son bimoteur Skyrex. Lise le reconnut de leur vol avorté au-dessus des montagnes… voyage qui lui semblait remonter à une éternité.
Lise et Diane se servirent des toilettes crasseuses des employés pendant que Turk procédait aux vérifications d’avant décollage. Lorsque Lise revint de l’arrière du hangar, elle trouva Turk en discussion animée avec un homme en uniforme. Petit, dégarni, visiblement mécontent, celui-ci disait : « Il faut que j’appelle M. Arundji, Turk, tu le sais. » Ce à quoi Turk répondit : « Donne-moi juste quelques minutes, c’est tout ce que je te demande… je t’ai assez offert de verres ces dernières années pour mériter ça, non ?
— Je t’informe que ce n’est pas autorisé.
— Très bien. Aucun problème. Quinze minutes, ensuite tu peux appeler qui tu veux.
— Je t’avertis. Personne ne peut dire que je t’ai laissé faire.
— Personne ne dira ça.
— Quinze minutes. Plutôt dix. »
Le garde fit demi-tour et s’éloigna.
Dans le temps, raconta Turk, un aérodrome était n’importe quel endroit d’Équatoria où on pouvait aménager une piste d’atterrissage. Un petit quadriplace à hélices vous conduisait à des endroits impossibles à atteindre d’une autre manière, et personne ne se fatiguait à déposer de plan de vol. Mais cela avait changé sous la pression constante du Gouvernement provisoire et des compagnies aériennes. Tôt ou tard, prophétisa Turk, grosses entreprises et gros gouvernement couleraient des endroits comme Arundji. Déjà, ajouta-t-il, il n’était plus tout à fait légal de faire ce genre de départ après la fermeture de l’aérodrome. Cela lui coûterait sans doute sa licence. Mais de toute manière, il était en train de se faire évincer. Plus rien à perdre, dit-il. Plus grand-chose. Il fit pivoter l’appareil au bout d’une piste vide et s’élança pour le décollage.
Turk fait ce qu’il dit savoir le mieux faire, songea Lise : enfiler ses chaussures et partir. Il croyait au pouvoir rédempteur d’horizons distants. C’était une foi qu’elle ne pouvait se résoudre à partager.
L’avion quitta le sol avec des oscillations de cerf-volant, ses énormes hélices carénées tirant ses passagers vers les montagnes éclairées par la lune, ses moteurs ronronnant. Ibu Diane regarda par la fenêtre et murmura quelque chose du genre : « Ces machines sont bien moins bruyantes que… oh, il y a bien des années. »
Lise regarda l’arc de cercle du littoral s’incliner à tribord et la petite tache floue de Port Magellan diminuer encore dans le lointain. Elle attendit patiemment que Turk dise quelque chose, s’excuse, peut-être, mais il n’ouvrit pas la bouche… il tendit juste à un moment le bras d’un geste brusque, et Lise leva les yeux à temps pour voir la traînée chauffée à blanc d’une étoile filante passer au-dessus des sommets en direction des déserts vides à l’ouest.
Quatorze
Brian Gately n’était pas prêt pour l’image violente qui sortit ce matin-là de sa boîte aux lettres. Elle lui rappela un souvenir désagréable.
L’été de sa treizième année, Brian avait travaillé bénévolement à l’église épiscopale que fréquentait sa famille. Il n’était pas un adolescent particulièrement pieux – les sujets doctrinaux l’embarrassaient et il évitait l’étude de la Bible –, mais l’église, sous sa forme d’institution tout comme sous celle d’édifice physique, avait un poids rassurant, une qualité qu’il apprit plus tard à appeler gravitas. L’église traçait des frontières judicieuses autour des choses. C’était la raison pour laquelle ses parents, qui avaient vécu les incertitudes économiques et religieuses du Spin, y venaient chaque semaine faire leurs dévotions, et la raison pour laquelle elle plaisait à Brian. À cause, aussi, de l’odeur de pin de la nouvelle chapelle, et de la manière dont, le matin, les vitraux fractionnaient la lumière en différentes couleurs. Il s’était donc proposé pour y travailler l’été et avait passé quelques jours soporifiques à balayer la chapelle, ouvrir les portes aux paroissiens âgés ou faire des commissions soit pour le pasteur, soit pour le chef de chœur. À la mi-août, on lui demanda d’aider à installer les tables pour le pique-nique annuel.