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La température était fraîche, ce soir-là, dans le jardin luxuriant. Il marcha entre les plantes, suivit le chemin de gravier du jardinier. Les plantes grasses nocturnes avaient fleuri, abondamment colorées malgré la vague lueur de la lune.

D’autres choses, plus petites, s’agitaient dans le sol là où la pluie y avait enfoncé les cendres.

Isaac plaqua sa paume sur une portion de terre nue. Le sol était chaud, retenant ce qu’il avait conservé de la chaleur du jour.

Dans le ciel, les étoiles brillaient comme du cristal. Isaac les regarda longtemps. Il y voyait des symboles presque intelligibles, des lettres formant des mots qui formaient eux-mêmes des phrases qu’Isaac parvenait presque (mais pas tout à fait) à déchiffrer.

Quelque chose effleura sa paume restée posée sur le riche terreau du jardin, aussi baissa-t-il à nouveau les yeux. Quand il retira la main, il vit le sol enfler et s’effriter un tout petit peu… un ver, pensa-t-il, sauf que ce n’en était pas un, mais quelque chose qu’il n’avait jamais vu de sa vie. La chose se hissa lentement hors de terre tel un doigt charnu et articulé. Peut-être une espèce de racine, mais qui poussait trop vite pour être naturelle. Elle s’étira en direction de la main d’Isaac comme si elle en sentait la chaleur.

Le garçon n’en avait pas peur. Ou plutôt, si. Une partie de lui en avait bel et bien peur, restait presque paralysée de terreur. La partie ordinaire de lui-même voulait battre en retraite, courir se réfugier dans sa chambre. Mais au-dessus, autour de cette partie ordinaire, il y avait ce nouveau sentiment de lui-même, intrépide et confiant, et le nouvel Isaac ne trouvait dans ce doigt vert pâle rien d’effrayant ni même d’inconnu. Il le reconnaissait, même s’il ne pouvait lui donner de nom.

Il lui permit de le toucher. Lentement, le doigt vert lui entoura le poignet. Isaac en retira une force curieuse, et il soupçonna l’inverse de se produire aussi. Il regarda à nouveau le ciel où brillaient des étoiles qui étaient des soleils. Chacune lui semblait désormais aussi familière qu’un visage, chacune avait sa couleur, son poids, sa distance et son identité propres, lui était connue sans qu’il en sache le nom. Et comme un animal flairant une piste, il se tourna une fois encore vers l’ouest.

Deux choses parurent évidentes à Sulean dès son entrée dans la salle commune. La première : qu’on avait beaucoup discuté en son absence… on l’avait fait venir pour témoigner, et non pour prendre part aux débats.

La seconde était l’atmosphère de tristesse collective, presque de deuil, qui régnait parmi les présents, comme s’ils comprenaient que la vie qu’ils s’étaient créée touchait à sa fin. Ce qui était sûrement le cas. Leur communauté ne pouvait plus guère exister longtemps : elle avait été créée pour enfanter et élever Isaac, processus qui s’achèverait sous peu… d’une manière ou d’une autre.

Elle se rappela que la plupart de ces gens avaient dû voir le jour avant le Spin. À l’instar des autres Quatrièmes terriens, c’étaient pour la plupart des universitaires, mais avec des exceptions, tels les techniciens contribuant à l’entretien des incubateurs cryogéniques, le mécanicien ou le jardinier. Tout comme leurs homologues martiens, ces Quatrièmes-là s’étaient détachés de la communauté générale. Ils ne ressemblaient pas aux Quatrièmes parmi lesquels Sulean avait grandi… mais c’était des Quatrièmes, cela se sentait à plein nez : si sombres, si imbus d’eux-mêmes, si aveugles à leur propre arrogance.

Avram Dvali, bien entendu, présidait la réunion. Il fit signe à Sulean de prendre place sur une chaise à l’avant. « Nous aimerions que vous nous expliquiez deux ou trois choses, madame Moï, avant que cette crise n’aille plus loin. »

Sulean s’assit bien droit sur sa chaise. « Je suis bien évidemment ravie de pouvoir être d’une aide quelconque. »

Installée en bout de table à droite du Dr Dvali, Mme Rebka lui lança un regard nettement sceptique. « J’espère que c’est vrai. Vous savez, quand nous nous sommes chargés d’élever Isaac, il y a treize ans, nous avons rencontré une certaine opposition…

— De l’élever, madame Rebka, ou de le créer ? »

Mme Rebka ignora l’interruption. « De l’opposition parmi les autres membres de la communauté des Quatrièmes. Nous avons agi en accord avec des convictions que tout le monde ne partage pas. Nous savons être une minorité, une minorité au sein d’une autre. Et nous savions que vous, madame Moï, étiez sur Terre à faire ce que vous faites pour les Martiens. Nous savions que vous finiriez par nous trouver, et nous étions prêts à nous montrer francs et sincères avec vous. Nous respectons votre lien avec une communauté bien plus ancienne que la nôtre.

— Merci, répondit Sulean sans dissimuler son propre scepticisme.

— Mais nous avions espéré que vous vous montreriez aussi franche avec nous que nous l’étions avec vous.

— Si vous avez une question, veuillez la poser.

— La procédure qui a créé Isaac a déjà été tentée.

— Oui, admit Sulean, en effet.

— Est-il exact que vous y avez plus ou moins assisté ? »

Cette fois, elle ne répondit pas tout à fait aussi vite. « Oui. »

L’histoire de son éducation avait beaucoup circulé parmi les Quatrièmes terriens.

« Voudriez-vous nous raconter cela ?

— Si je n’aime pas en parler, c’est surtout pour des raisons personnelles. Ce n’est pas un souvenir agréable.

— Permettez-nous d’insister », dit Mme Rebka.

Sulean ferma les yeux. Elle ne voulait pas se rappeler ces événements. Le souvenir lui en revenait trop souvent de lui-même. Mme Rebka avait toutefois raison, même si Sulean détestait devoir l’admettre : le moment était venu.

Le garçon.

Le garçon dans le désert. Le garçon dans le désert martien.

Le garçon était mort dans l’aride province méridionale de Bar Kea, assez loin de la station de recherche biologique où il était né et avait toujours vécu.

Sulean avait le même âge que lui. Elle n’était pas née dans la station du désert de Bar Kea, mais ne se souvenait pas d’un autre foyer. Sa vie avant Bar Kea se réduisait presque à une histoire racontée par ses éducateurs : celle d’une fille emportée, avec sa famille, par une inondation le long du fleuve Païa, et secourue cinq kilomètres en aval dans le filtre d’aspiration d’un barrage. Ses parents étaient morts, et la fillette, cette Sulean dont elle n’avait aucun souvenir, souffrait de blessures si graves que seule une très lourde intervention biotechnique avait pu la sauver.

Plus précisément, il avait fallu reconstruire la petite Sulean en se servant du même processus qui prolongeait la vie et créait les Quatrièmes.

Le traitement avait plus ou moins bien réussi. Son corps et son cerveau endommagés avaient été reconstitués conformément aux modèles inscrits dans son ADN. Pour des raisons évidentes, elle ne se souvenait de rien de sa vie avant l’accident. Son salut était une seconde naissance, et Sulean avait réappris le monde à la manière d’un petit enfant, réappris à parler et à ramper avant de se mettre (ou de se remettre) à marcher.

Ce traitement avait toutefois un inconvénient, ce qui expliquait pourquoi on ne s’en servait qu’exceptionnellement dans une intervention médicale. Il lui conféra la longévité habituelle, mais interrompit aussi le cycle naturel de sa vie. En arrivant à la puberté, chaque enfant martien développait les profonds sillons qui donnaient aux Martiens cette apparence si différente de celle des Terriens. Cela ne se produisit pas pour Sulean. Elle resta, selon les normes martiennes, quelqu’un d’asexué à la peau absurdement lisse, une enfant ayant trop grandi. Se regarder dans un miroir, aujourd’hui encore, ne manquait pas de lui rappeler quelque chose de rose et d’informe : une larve se tortillant dans une souche pourrie. Pour la protéger de l’humiliation, les Quatrièmes de la station du désert de Bar Kea, à qui elle devait son sauvetage, l’avaient accueillie et élevée. À la station, elle avait cent parents indulgents et aimants, ainsi que les collines desséchées de Bar Kea comme terrain de jeu.