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— Racontez-nous comment. »

Sulean pensa : Dois-je vraiment ? Dois-je le supporter encore une fois ?

Bien entendu qu’elle le devait. Ce jour-là comme tous les autres.

Il avait quitté la station des heures auparavant et la nuit était tombée depuis longtemps quand la résolution de Sulean s’évapora. Effrayée de savoir Esh seul dans la nuit, ébranlée par le courant électrique d’angoisse et d’inquiétude que l’absence du garçon suscitait dans toute la station, elle alla trouver celui qu’elle considérait comme le plus gentil de ses mentors, son instructeur d’astronomie, qui répondait au seul nom de Lochis. Elle lui raconta dans un torrent de larmes coupables avoir vu Esh dans l’après-midi. Lorsque Lochis finit par comprendre, il lui ordonna de ne pas bouger le temps qu’il réunisse une équipe de secours.

Cinq hommes et trois femmes, tous rompus aux dangers et à la géographie du désert, quittèrent la station à l’aube à bord d’un chariot tracté par l’une des rares grandes machines de la station – les machines de grande taille étant un luxe sur une planète pauvre en ressources. On autorisa Sulean à les accompagner afin de leur montrer où elle avait vu Esh pour la dernière fois et peut-être aider à le convaincre de rentrer à la station, s’ils le retrouvaient.

Des machines plus sophistiquées, du genre appareils d’observation à distance plus légers que l’air, avaient déjà été expédiées de la grande ville la plus proche, mais n’arriveraient pas avant le lendemain. Entre-temps, lui dit Lochis, il faudrait s’en remettre à la vue et à l’intuition. Par chance, Esh n’avait pu dissimuler ses traces, et il sautait aux yeux qu’il se dirigeait vers la plus grosse concentration de restes ab-ashkens.

Quand l’expédition traversa une ligne de petites collines pour arriver dans le bassin du désert méridional, Sulean vit, en cours de décomposition, les preuves de la chute. Le chariot passa près d’un groupe de… eh bien, de choses (Sulean ne voyait pas d’autre terme) sèches en train de pourrir. Un tube à large embouchure, blanc jaunâtre et grand comme au moins deux humains, penché sur un amas d’orbes, de pyramides et d’éclats de miroirs. Tout cela avait simplement poussé entre les galets du désert, puis était mort. Ou presque. Quelques cirres duveteux, comme d’énormes plumes d’oiseaux, remuèrent vaguement parmi ces décombres surréalistes. Ou peut-être leur mouvement ne provenait-il que du petit vent sec.

Sulean avait été confrontée pour la première fois aux Hypothétiques en regardant dans les yeux modifiés d’Esh. C’était maintenant la deuxième. Frissonnant malgré la chaleur, elle se recroquevilla contre la masse protectrice de Lochis.

« N’aie pas peur, lui dit-il. Il n’y a rien de dangereux là-dedans. »

Mais elle n’avait pas peur, pas vraiment. Elle avait été envahie d’une émotion différente. Fascination, effroi… ou un vertigineux mélange des deux. Il y avait là des morceaux d’Ab-ashkens, des fragments de choses s’étant détachées des étoiles elles-mêmes, les os et les muscles du corps d’un dieu.

« C’est comme si je sentais leur présence », murmura-t-elle.

Ou peut-être était-ce son propre futur qu’elle sentait, fonçant dans sa direction comme les eaux gonflées d’un fleuve.

« Une fois encore, madame Moï, la rappela sévèrement à l’ordre le Dr Dvali, comment le garçon est-il mort ? »

Sulean laissa quelques secondes s’écouler dans le silence de la salle commune. Il était tard. Tout était calme. Elle s’imagina entendre le bruit du vent du désert vibrer dans ses oreilles.

« Il s’est sans doute arrêté d’épuisement. Nous avons fini par le retrouver dans une petite dépression, visible seulement de tout près. Il était prostré et respirait à peine. Tout autour de lui… »

Elle détestait cette image. Cette vision l’avait hantée toute sa longue vie.

« Continuez, intima Dvali.

— Tout autour de lui, des choses avaient poussé. Il était entouré d’une espèce de bosquet de restes d’Hypothétiques. Des choses pointues, à l’air dangereux avec des pointes d’une matière verte cassante. Incomplètes, bien entendu, manifestement non viables, mais encore mobiles… encore vivantes, si vous acceptez cette description.

— Et elles l’avaient encerclé ? demanda Mme Rebka d’une voix maintenant plus douce.

— À moins qu’elles aient poussé autour de lui dans son sommeil, ou qu’il soit délibérément allé vers elles. Certaines d’entre elles l’avaient… transpercé. » Elle effleura ses côtes et son abdomen pour leur montrer où.

« L’avaient tué ?

— Il était toujours conscient quand nous l’avons retrouvé. »

Sulean s’était arrachée des bras de Lochis pour se précipiter sans réfléchir vers Esh empalé sur les objets extraterrestres. Elle avait ignoré les voix effrayées qui la rappelaient.

Parce que c’était sa faute. Elle n’aurait jamais dû aider Esh à s’enfuir de la station. Même s’il y était très malheureux, au moins s’y trouvait-il en sécurité. Quelque chose d’affreux s’était maintenant abattu sur lui.

Elle ne ressentit aucune peur particulière des choses ab-ashkens, si étranges fussent-elles. Elles avaient poussé autour du corps du garçon comme un cercle de piquets de clôture taillés en pointe. Elle sentait leur odeur, même si elle en avait à peine conscience : une odeur nettement chimique, sulfureuse et fétide. Les pousses n’étaient pas en bonne santé, on voyait sur elles des labyrinthes de fissures et de lézardes, ainsi que, par endroits, une espèce de pourriture noire. Leurs tiges s’agitèrent faiblement quand elle passa entre elles, comme conscientes de sa présence. Ce qu’elles étaient peut-être.

Elles avaient en tout cas conscience de celle d’Esh. Plusieurs des plus grandes s’étaient courbées en demi-cercles pour venir percer le corps du garçon de leurs extrémités affilées. Elles avaient pénétré son torse et son abdomen en trois endroits, laissant des petits cercles de sang séché sur ses vêtements. Sulean ne sut pas, tout d’abord, si le garçon était mort ou, d’une manière ou d’une autre, encore vivant.

Il ouvrit alors les yeux, la regarda et, si incroyable que cela paraisse, sourit.

« Sulean, dit-il. Je l’ai trouvé. »

Puis il referma une dernière fois les yeux.

Le silence régnant dans la salle commune fut interrompu par un coup timide à la porte.

Un seul des membres de la communauté n’assistait pas à la réunion. Mme Rebka se précipita pour ouvrir.

Isaac se tenait dehors, toujours en tenue de nuit, son pyjama sali aux genoux, les mains terreuses, l’expression sombre.

« Quelqu’un arrive », annonça-t-il.

Seize

La porte du bureau de Brian Gately s’ouvrit juste au moment où un communiqué de presse s’affichait sur son écran. Son visiteur était cet agent potelé du DSG nommé Weil. Le communiqué parlait de la récente chute de cendres.

Weil n’était pas accompagné de son collègue morose, Sigmund, et il souriait… même si sa bonne humeur, dans ces circonstances, sembla vaguement obscène à Brian.

« C’est vous qui m’avez transmis ça ? demanda ce dernier en désignant le communiqué.

— Lisez. J’attendrai. »

Brian s’efforça de se concentrer sur le document, mais ne pouvait empêcher le cliché expédié par Pieter Kirchberg de lui revenir sans cesse en mémoire. Le cadavre abîmé de Tomas Ginn sur une plage de galets. Il se demanda si Weil avait vu ce cliché. Ou ordonné l’exécution.