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— Pas de problème. Je laisserai mes clés à Paul.

— Là, comme ça ? » Elle ne cessait de s’émerveiller de la manière dont on menait ses affaires sur la Frontière. « Tu n’as pas peur de perdre un client ?

— Les clients peuvent laisser un message. Je reviendrai tôt ou tard. De toute manière, la semaine a été calme. Que dirais-tu du Harley’s ? »

C’était un des restaurants américains les plus réputés de Port M. « Tu ne peux pas te le permettre.

— Dépense professionnelle. J’ai une question pour toi, maintenant que j’y songe. Appelons ça une contrepartie. »

Quoi qu’il puisse vouloir dire par là. Elle ne put que répondre « d’accord ». Un dîner au Harley’s représentait à la fois plus et moins que ce à quoi elle s’attendait. Elle avait fait le trajet jusqu’à Arundji en se disant que venir en personne aurait davantage de poids qu’un simple coup de fil, vu le temps écoulé depuis leur dernière conversation. Cela servirait d’excuses tacites, pour ainsi dire. Mais s’il lui en voulait pour cette interruption dans leur relation (et ce n’était même plus une « relation », peut-être même pas une amitié), il ne le montrait en rien. Elle se rappela de se concentrer sur le travail. Sur la véritable raison de sa présence. La perte inexpliquée qui avait ouvert un abîme dans sa vie douze ans auparavant.

Turk avait sa propre voiture à l’aérodrome, aussi convinrent-ils de se retrouver au restaurant trois heures plus tard, à la nuit tombante.

Si la circulation le permettait. Pour Port Magellan, la prospérité avait signifié davantage d’automobiles, et pas seulement les scooters ou les petits véhicules utilitaires sud-asiatiques que tout le monde conduisait. La circulation était dense dans le quartier des docks, dont elle traversa la majeure partie coincée entre deux dix-huit roues, mais elle arriva à l’heure au restaurant. Elle en trouva le parking bondé, situation peu commune pour un mercredi soir. On mangeait plutôt bien, au Harley’s, mais c’est pour la vue que les gens payaient le prix fort : le restaurant occupait le sommet d’une colline qui surplombait Port Magellan. La ville avait été fondée, pour des raisons évidentes, sur le plus grand port naturel de la côte, près de l’Arc qui reliait la planète à la Terre. Mais on avait trop construit sur ces plaines faciles d’accès, si bien que l’agglomération s’était étendue sur les coteaux en terrasse. La plupart de ces constructions avaient été érigées à la hâte, sans se soucier des normes de construction que le Gouvernement provisoire s’efforçait de faire appliquer. Le Harley’s, tout de bois natif et de baies vitrées, constituait une exception.

Elle donna son nom et attendit une demi-heure au bar que Turk arrive dans sa vieille automobile essoufflée. Elle l’observa par la fenêtre verrouiller les portières avant d’approcher de l’entrée dans le crépuscule. Il n’était de toute évidence pas aussi bien habillé que la clientèle habituelle du Harley’s, mais le personnel le reconnut et lui fit bon accueil : il rencontrait souvent des clients dans l’établissement, Lise le savait, et dès qu’il la rejoignit, le serveur les escorta jusqu’à un box en U près d’une fenêtre. Toutes les autres tables proches d’une fenêtre étaient prises. « L’endroit a du succès, dit-elle.

— Ce soir, oui », répondit-il, avant d’ajouter en voyant qu’elle ne comprenait pas : « La pluie de météorites. »

Oh. Exact. Elle avait oublié. Lise habitait Port Magellan depuis moins de onze mois locaux, ce qui signifiait qu’elle avait raté la pluie de météorites de l’année précédente. Elle savait que c’était une affaire importante, qui avait donné naissance à une espèce de mardi gras officieux, et elle se souvint y avoir assisté durant la partie de son enfance qu’elle avait passée là : une spectaculaire manifestation céleste qui se produisait avec une régularité d’horloge, l’excuse idéale pour faire la fête. La pluie n’atteindrait toutefois son maximum qu’au cours de la troisième nuit. Ce soir, ce n’était que le début.

« Mais nous sommes au bon endroit pour la voir commencer, dit Turk. Dans deux heures, quand il fera complètement nuit, ils baisseront les lumières et ouvriront les grandes portes donnant sur la terrasse pour que tout le monde puisse avoir une vue dégagée. »

Le ciel était d’un indigo radieux, transparent comme l’eau glacée, sans encore la moindre trace de météorites, et la ville s’étalait sous le restaurant, drapée dans l’élégante lueur du soleil couchant. Lise voyait les flammes que crachaient les torchères de la raffinerie dans le secteur industriel, les silhouettes des mosquées et des églises ainsi que les panneaux publicitaires lumineux vantant, le long de la rue de Madagascar, les mérites de films hindis, de dentifrices aux herbes (en farsi) et de chaînes d’hôtels. Des navires de croisière commençaient à s’illuminer pour la nuit dans le port. C’était joli… si on plissait les yeux en ayant des pensées positives. Elle aurait pu qualifier ce panorama d’exotique, autrefois, mais il ne lui faisait plus cette impression.

Elle demanda à Turk comment allaient les affaires.

Il haussa les épaules. « Je paye le loyer. Je vole. Je rencontre des gens. Et c’est à peu près tout, Lise. Je n’ai pas de mission dans la vie. »

Contrairement à toi, semblait-il sous-entendre. Ce qui conduisait tout droit à la raison pour laquelle elle avait repris contact avec lui. Elle tendait la main vers son sac quand le serveur leur apporta de l’eau glacée. Elle avait à peine jeté un coup d’œil au menu, mais elle commanda une paella préparée avec des fruits de mer locaux et du safran importé. Turk demanda un bifteck cuit à point. Quinze ans auparavant, il n’y avait pas d’animal terrestre plus répandu sur Équatoria que le buffle d’eau. Désormais, on pouvait commander du bœuf frais.

Le serveur s’éloigna et Turk dit : « Tu aurais pu appeler, tu sais. »

Depuis la dernière fois – depuis son expédition dans les montagnes, suivie de quelques rencontres arrangées et embarrassées –, il lui avait téléphoné à plusieurs reprises. Lise avait d’abord rappelé avec empressement, puis pour la forme, puis, après l’apparition de la culpabilité, plus du tout. « Je sais, je suis désolée, mais j’ai été très occupée ces deux derniers mois, et…

— Aujourd’hui, je veux dire. Tu n’avais pas besoin de faire tout ce chemin jusqu’à Arundji juste histoire de prendre rendez-vous pour dîner. Tu aurais pu appeler.

— Je me suis dit que si j’appelais, ça pourrait être trop… impersonnel, tu sais. » Il ne répondit pas. Elle ajouta, plus sincèrement : « Je pense que je voulais te voir d’abord. Pour m’assurer que tout allait encore bien.

— Les règles sont différentes là-bas, en pleine nature. Je le sais bien, Lise. Il y a des choses pour chez soi et d’autres pour loin de chez soi. J’ai pensé qu’on avait dû être…

— Une pour loin de chez soi ?

— Eh bien, je me suis dit que c’était ce que tu voulais.

— Il y a une différence entre ce qu’on veut et ce qui est réalisable.

— À qui le dis-tu. » Il eut un sourire triste. « Comment ça va, entre Brian et toi ?