Les deux Quatrièmes échangèrent un regard. « Au matin », répondit la plus jeune.
Lise s’allongea sur le lit le plus proche. Turk s’étendit sur un autre, et sa respiration se transforma presque aussitôt en longs ronflements.
Elle essaya de refréner son ressentiment.
Elle avait la tête pleine de pensées, toutes bruyantes, toutes réclamant à grand bruit son attention. Cela la stupéfiait un peu d’être venue si loin, d’avoir participé à ce qui équivalait à un vol et d’accepter l’hospitalité d’une communauté de Quatrièmes dissidents. Avram Dvali ne se trouvait qu’à quelques pièces de là, si bien qu’elle pouvait être tout aussi près de comprendre le mystère qui hantait sa famille depuis douze ans.
De le comprendre, songea-t-elle, ou de m’y retrouver piégée. Elle se demanda jusqu’où au juste son père s’était approché de ces dangereuses vérités.
Elle quitta son lit pour aller sur la pointe des pieds se glisser sous la couverture de Turk. Elle se recroquevilla contre lui, une main sur son épaule et l’autre glissée sous son oreiller, en espérant que l’audace ou la colère de Turk s’infiltrent en elle pour chasser une partie de sa peur.
Diane s’installa avec Mme Rebka – Anna Rebka, devenue une Quatrième après la mort de son mari Joshua – dans une salle pleine de tables et de chaises récemment abandonnées par les résidents de la communauté. Des verres d’eau laissés sur les tables de bois brut baignaient dans leur propre condensation. Il était tard, et l’air nocturne du désert traversait la pièce, leur refroidissant les pieds.
Voilà donc leurs installations, songea Diane. Assez confortables, bien qu’ascétiques. Il y régnait toutefois une atmosphère monastique. Un calme sacral. D’une familiarité perturbante, pour elle qui avait passé une bonne partie de sa jeunesse au sein de croyants purs et durs.
Elle savait ou imaginait très bien, dans les grandes lignes, ce qui se passait dans ces lieux. Tout devait fonctionner comme dans d’autres communautés similaires, à part leur expérience avec l’enfant. Cachés quelque part, probablement sous terre, les bioréacteurs à ultra-basse température permettaient de reproduire et stocker les « médicaments » martiens. Elle avait déjà vu les fours à poterie servant de camouflage : un visiteur inattendu se verrait proposer de grossières faïences ainsi que des tracts utopistes, et repartirait sans rien savoir de plus.
Diane avait connu ou croisé la plupart des membres fondateurs. Un seul n’était pas un Quatrième à l’époque : Mme Rebka elle-même. Elle avait apparemment pris le traitement depuis.
« Voilà ce que j’ai à vous dire, commença Diane : la Sécurité génomique est à Port Magellan, apparemment en force. Et elle ne tardera pas à vous retrouver. Elle suit la piste de la Martienne. »
Mme Rebka garda un calme olympien. « Comme toujours, non ?
— Il faut croire qu’ils s’améliorent.
— Savent-ils qu’elle est là ?
— S’ils ne le savent pas déjà, ça ne saurait tarder.
— Et vous leur avez peut-être montré le chemin en venant ici. Vous y avez pensé, Diane ?
— Ils ont déjà fait le lien entre Sulean Moï et Kubelick’s Grave. Ils ont le nom de Dvali. À partir de là, croyez-vous qu’ils auront du mal à localiser cet endroit ?
— Pas vraiment, admit Mme Rebka, les yeux fixés sur la table. Nous sommes restés discrets sur notre présence ici, malgré tout…
— Oui, malgré tout, renchérit sèchement Diane. Avez-vous prévu cette éventualité ?
— Bien entendu. Nous pouvons évacuer en quelques heures. Si nécessaire.
— Et le garçon ?
— Nous continuerons à assurer sa sécurité.
— Et l’expérience, Anna, que donne-t-elle ? Vous êtes en contact avec les Hypothétiques ? Ils vous parlent ?
— Le garçon est malade. » Mme Rebka releva la tête, les sourcils froncés. « Épargnez-moi votre désapprobation.
— Avez-vous jamais réfléchi à ce que vous créiez ici ?
— Sans vouloir vous offenser, si ce que vous nous dites est exact, nous n’avons pas le temps de débattre. »
Diane demanda, plus doucement : « Ça se passe comme vous l’espériez ? »
Anna Rebka se leva et Diane pensa qu’elle ne répondrait pas. Mais elle s’arrêta et se retourna une fois sur le seuil.
« Non, avoua-t-elle d’une voix éteinte. Ça ne se passe pas comme on voudrait. »
Lise s’éveilla lorsque le soleil entrant par la fenêtre lui effleura la joue comme une main fiévreuse.
Il n’y avait plus qu’elle dans la pièce. Turk était parti quelque part, sans doute pour soulager sa vessie ou s’enquérir du petit déjeuner.
Elle enfila le jean et la chemise génériques fournis par les Quatrièmes tout en pensant à Avram Dvali, en formulant les questions qu’elle voulait lui poser. Elle avait besoin de lui parler le plus vite possible, dès qu’elle aurait fait sa toilette et avalé quelque chose. Mais des pas précipités se firent entendre derrière la porte, et lorsqu’elle regarda par la fenêtre, elle vit une douzaine de véhicules qu’on chargeait de provisions. Elle en tira la conclusion évidente : les Quatrièmes s’apprêtaient à abandonner les lieux. Lise pouvait trouver des dizaines de bonnes raisons à cela. Mais elle eut soudain peur que Dvali s’en aille avant qu’elle puisse lui parler, aussi se précipita-t-elle dans le couloir et demanda où le trouver à la première personne qu’elle croisa.
Sans doute dans la salle commune, lui conseilla le Quatrième qui passait, au bout du couloir et à gauche dans la cour… à moins qu’il supervise le chargement. Lise finit par le localiser près du portail du jardin, où il consultait ce qui ressemblait à une liste.
Avram Dvali. Elle avait dû l’apercevoir aux petites fêtes pour universitaires que ses parents donnaient à Port Magellan, mais elle avait vu tant d’adultes inconnus dans ces soirées que leurs visages se brouillaient dans sa mémoire. Le sien lui disait-il quelque chose ? Non. Ou juste vaguement, à cause des photographies. Comme il avait pris le traitement de longévité, il ne devait pas avoir beaucoup changé en douze ans : un barbu au visage rond, avec de grands yeux qu’abritait un chapeau de désert à large bord. On l’imaginait facilement se mêlant dans le salon des Adams aux autres quinquagénaires professeurs de ceci ou cela, un verre dans une main, l’autre explorant le bol de bretzels.
Refrénant son angoisse, elle avança droit sur lui. Il releva la tête à son arrivée.
« Mademoiselle Adams », dit-il.
Il avait été prévenu. Elle hocha la tête. « Appelez-moi Lise », dit-elle… pour dissiper ses soupçons, non par désir d’être à tu et à toi avec un homme qui avait créé et enfermé un enfant humain à des fins de recherche scientifique.
« Diane Dupree a dit que vous vouliez me parler. Malheureusement, pour le moment…
— Vous êtes occupé, dit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous partons.
— Où allez-vous ?
— Ici ou là. Rester ici est dangereux, vous comprenez pourquoi, j’imagine.
— Je n’ai vraiment besoin que de quelques minutes. Je veux vous interroger sur…
— Votre père. Et je serais ravi de discuter avec vous, mademoiselle Adams… Lise… mais comprenez-vous bien ce qui se passe ici ? Nous devons non seulement partir le plus vite possible, mais aussi détruire la plus grande partie de ce que nous avons construit. Les bioréacteurs et leur contenu, les documents et les cultures, tout ce que nous ne voulons pas voir tomber entre les mains de nos persécuteurs. » Il consulta un papier imprimé, puis cocha une ligne quand deux hommes tirèrent un chariot de cartons jusqu’à l’un des camions. « Une fois que nous serons prêts à partir, vos amis et vous pourrez m’accompagner un moment. On discutera. Mais pour l’instant, je dois m’occuper de ça. » Il ajouta : « Votre père était un homme courageux qui avait des principes, mademoiselle Adams. Nous avions plusieurs points de désaccord, mais je le tenais en grande estime. »