Voilà au moins quelque chose, songea Lise.
Turk s’était levé tôt.
Des pas précipités dans le couloir le tirèrent du sommeil, et il prit soin de se lever sans déranger Lise, venue dans son lit au cours de la nuit. À demi enroulée dans une couverture, elle ronflait doucement, tendre comme la création d’un dieu bienveillant. Il se demanda comment elle réagissait à ce qu’il lui avait appris sur lui-même. Ce n’était pas le CV qu’elle espérait. Cela suffisait peut-être largement pour qu’elle fuie retrouver sa famille en Californie.
Il partit à la recherche d’Ibu Diane avec l’intention de proposer son aide, si besoin était : tout le monde semblait porter quelque chose. Les Quatrièmes s’apprêtaient visiblement à abandonner les lieux. Mais quand il la retrouva dans la salle commune, Diane lui dit que toutes les tâches avaient été distribuées et que les Quatrièmes les exécutaient actuellement dans un ordre méticuleux, aussi se prépara-t-il un petit déjeuner. Quand il estima venue l’heure de réveiller Lise, si elle n’était pas déjà levée, il reprit le chemin de leur chambre.
Il fut arrêté au passage par un garçon qui regardait par la porte au bout du couloir. Ce ne pouvait être que celui dont Diane avait tant parlé… le garçon à moitié Hypothétique. Turk s’était représenté un hybride bizarre, mais il avait devant lui un simple enfant de douze ans au visage de bébé empourpré et aux yeux un peu écarquillés.
« Salut, dit Turk avec précaution.
— Vous êtes nouveau, dit le garçon.
— Ouais, je suis arrivé hier soir. Je m’appelle Turk.
— Je vous ai vu quand j’étais dans le jardin. Vous et les deux autres. » Le garçon ajouta : « Moi, c’est Isaac.
— Bonjour, Isaac. Tout le monde a l’air très occupé, ce matin.
— Pas moi. On ne m’a rien donné à faire.
— Moi non plus, répondit Turk.
— Ils vont faire sauter les bioréacteurs, confia le garçon.
— Vraiment ?
— Oui. Parce que… »
Mais l’enfant se raidit soudain. Ses yeux s’écarquillèrent au point que Turk distingua les mystérieuses paillettes dorées autour des iris. « Holà, hé ! Tu vas bien ? »
Un murmure terrifié. « Parce que je me souviens… »
Le garçon s’effondra. Turk le rattrapa dans ses bras et appela à l’aide.
« Parce que je me souviens…
— De quoi, Isaac ? De quoi tu te souviens ?
— De trop de choses », répondit le garçon en se mettant à pleurer.
Dix-huit
À l’aube, Brian Gately se retrouva, sanglé sur une banquette entre Weil et Sigmund, à bord d’un avion de transport qui décollait de l’aéroport principal de Port Magellan. Un groupe d’hommes armés avait pris place à un autre endroit de la carlingue… pas tout à fait des soldats, puisqu’on ne voyait pas le moindre insigne sur leurs gilets pare-balles. L’intérieur dépouillé de l’appareil avait tout le confort sans charme d’un entrepôt industriel. À la lueur rouge entrant par les fenêtres grandes comme des hublots, Brian savait que le jour se levait.
Weil l’avait convoqué bien plus tôt à l’aéroport. « Au cas où nous nous retrouverions à devoir négocier, avait-il expliqué, ou dans toute autre situation de discussion… un interrogatoire postérieur, par exemple… nous aimerions que ce soit vous qui interagissiez avec Lise Adams. Nous pensons que vous vous en sortiriez mieux que quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Ce qu’il en pensait ? Il se faisait l’impression d’un beau dégueulasse, oui. Mais refuser semblait difficile. Cela pourrait lui donner l’occasion de protéger Lise. Il n’avait aucune envie qu’elle soit interrogée par un fonctionnaire hostile du DSG ou par l’un de ces mercenaires. Elle s’était retrouvée au mauvais endroit pour de mauvaises raisons, cela ne faisait pas d’elle une criminelle pour autant, et avec un peu de chance, Brian pourrait peut-être lui éviter la prison. Ou pire. Le souvenir de la photo du cadavre de Tomas Ginn lui palpitait dans la tête comme un fragile anévrisme.
« Je ferai ce que je peux pour vous aider, répondit-il à Weil.
— Merci. Nous y sommes sensibles. Je sais que ce n’est pas ce pour quoi vous avez signé. »
Pas ce pour quoi il avait signé. Cela tournait à la plaisanterie. Il s’était fait embaucher par la Sécurité génomique parce qu’il était doué pour l’administration et qu’un des cousins de son père, chef de bureau du DSG à Kansas City, lui avait ouvert la porte. Il avait cru au travail de la Sécurité génomique, au moins autant qu’il était professionnellement nécessaire d’y croire. L’énoncé de mission du Département lui avait semblé tenir debout : préserver l’héritage biologique humain contre le clonage clandestin, les modifications humaines non autorisées et la biotechnologie martienne importée. La plupart des nations disposaient d’agences similaires et suivaient les grandes lignes directrices mises en place par les Nations unies conformément aux accords de Stuttgart. Tout était propre et carré.
Et s’il existait des recoins bureaucratiques dans les niveaux plus prudemment classés du DSG, des zones cachées où on préparait et exécutait des attaques moins politiquement acceptables sur les ennemis de la continuité génétique humaine… était-ce si surprenant ? Savaient ceux qui avaient besoin de savoir. Il n’avait jamais fallu que Brian sache. L’ignorance était son mode de conscience préféré, du moins en ce qui concernait le Comité d’action exécutive. Bien entendu, tout ne pouvait être fait légalement ou au grand jour. N’importe quel adulte pouvait le comprendre.
Cela ne lui plaisait pas pour autant. Sa nature le conduisait à préférer les règles à l’anarchie. La loi était le jardinier du comportement humain, et ce qu’il y avait en dehors de celle-ci était brutal et impitoyable. En dehors du jardin, il y avait Sigmund, Weil, leurs sourires peu communicatifs et leur escouade d’hommes armés. En fait, en dehors, il y avait le corps martyrisé de Tomas Ginn.
L’appareil vira en s’élevant pour franchir les montagnes côtières qui absorbaient l’essentiel de la pluviosité d’Équatoria, transformant l’intérieur des terres en désert. « Nous arriverons à Kubelick’s Grave dans une heure », indiqua Weil. Brian était passé un jour par Kubelick’s Grave, peu après son arrivée dans le Nouveau Monde, pendant un voyage de découverte du continent. C’était une ville de rien du tout, un trou d’adobe qui n’existait que pour permettre aux véhicules terrestres reliant les sables bitumineux du Rub al-Khali à la côte par la passe de Mahdi de remplir leur réservoir. D’après Weil, une communauté d’excentriques en toges vivait dans les contreforts désertiques au nord-est de Kubelick’s Grave : des Quatrièmes dissidents, en fait, puisque les photographies aériennes effectuées au cours des dernières heures montraient le petit avion de brousse de Turk Findley posé à proximité.
Ils vont faire une descente sur le site et en prendre le contrôle, se dit Brian. Cette descente serait-elle violente ? Il espéra que le grand nombre d’armes visibles servirait surtout à impressionner. À constituer une menace plausible. Car les Quatrièmes étaient a priori non violents, adoucis par la même technologie qui leur accordait la longévité. Il serait sûrement inutile de tuer. Et s’il y avait des morts, Lise n’en ferait pas partie. Il y veillerait. En intention, du moins, il était courageux.