— Parce que les Hypothétiques l’ont construite pour nous.
— Peut-être pas tout à fait pour nous, mais oui, ils l’ont construite, ou du moins modifiée, ce qui transforme notre étude de ce monde en une toute nouvelle discipline… ce n’est plus simplement de la biologie ou de la géologie, mais une espèce d’archéologie planétaire. Ce monde a été influencé en profondeur par les Hypothétiques bien avant l’apparition des êtres humains modernes, des millions d’années avant le Spin, des millions d’années avant la mise en place de l’Arc. Ce qui est révélateur de leurs méthodes et leurs extraordinaires capacités à planifier à très long terme. Et peut-être aussi de leurs buts ultimes, si nous posons la bonne question. Voilà le contexte dans lequel travaillait votre père. Il ne perdait jamais de vue la vérité plus large, et elle ne cessait jamais de l’émerveiller.
— La planète comme artefact, dit Lise.
— Le livre qu’il écrivait, approuva Dvali. Vous l’avez lu ?
— Je n’en ai vu que l’introduction. » Et quelques notes sauvées d’une des crises convulsives de ménage radical qui prenaient sa mère.
« J’aurais aimé qu’il y en ait davantage. Ç’aurait été un travail important.
— C’est de ça que vous parliez avec lui ?
— Assez souvent, oui.
— Mais pas toujours.
— Bien entendu, nous parlions des Martiens et de ce qu’ils pourraient savoir sur les Hypothétiques. Il savait que j’étais un Quatrième…
— Vous le lui aviez dit ?
— Je l’avais mis dans la confidence.
— Puis-je demander pourquoi ?
— Parce qu’il s’intéressait manifestement aux Quatrièmes. Parce qu’on pouvait lui faire confiance. Parce qu’il comprenait la nature de ce monde. » Dvali sourit. « Parce que je l’aimais bien, au fond.
— Ça ne le gênait pas, que vous soyez un Quatrième ?
— Il posait beaucoup de questions à ce sujet.
— A-t-il parlé de prendre lui-même le traitement ?
— Je ne dirais pas qu’il ne l’a pas envisagé. Mais il n’a jamais fait la demande, ni à moi ni, pour autant que je sache, à personne d’autre. Il adorait sa famille, mademoiselle Adams… Je n’ai pas besoin de vous le dire. J’ai été bouleversé, comme tout le monde, d’apprendre sa disparition.
— Vous l’aviez mis aussi dans la confidence, pour votre projet ? Celui concernant Isaac ?
— Quand nous en étions encore au stade préparatoire, oui, je lui en ai parlé. » Dvali prit une gorgée de café. « L’idée lui déplaisait fortement.
— Mais il ne vous a pas dénoncés. Il n’a rien fait pour vous arrêter.
— Non, il ne nous a pas dénoncés, mais nous avons eu à ce moment-là une discussion très vive… qui a mis notre amitié à rude épreuve.
— Elle y a pourtant survécu.
— Parce que, malgré notre désaccord, il comprenait pourquoi cela semblait nécessaire. Et urgent. » Dvali se pencha plus près de Lise qui, un instant, craignit qu’il lui prenne les mains. Elle n’était pas sûre de pouvoir le supporter. « L’idée d’un contact tangible avec les Hypothétiques… avec l’esprit moteur derrière leur vaste réseau de machines… le fascinait tout autant que moi. Il savait à quel point c’était important, non seulement pour notre génération, mais pour celles à venir, pour l’humanité en tant qu’espèce.
— Vous avez dû être déçu quand il n’a pas voulu coopérer.
— Je n’avais pas besoin de sa coopération. J’aurais aimé son approbation. J’ai été déçu qu’il me la refuse. Au bout d’un moment, nous avons tout simplement cessé d’en discuter… on parlait d’autre chose. Et au moment de lancer le projet pour de bon, j’ai quitté Port Magellan. Je n’ai jamais revu votre père.
— C’était six mois avant sa disparition.
— Oui.
— Vous savez quelque chose là-dessus ?
— Sur sa disparition ? Non. La Sécurité génomique était à Port M à l’époque… elle me recherchait, moi et d’autres, depuis que des rumeurs circulaient sur notre projet… et quand j’ai appris la disparition de Robert Adams, j’ai supposé que la Sécurité génomique l’avait embarqué pour l’interroger. Mais je n’en suis pas certain. Je n’étais pas sur place.
— La plupart des gens que la Sécurité génomique interroge en ressortent indemnes, Dr Dvali. » Même si elle n’était pas si naïve.
« Pas tous, répondit Dvali.
— Ce n’était pas un Quatrième. Pourquoi lui feraient-ils du mal ? » Le tueraient-ils, ne put-elle se résoudre à dire.
« Il aurait résisté par principe, et par loyauté personnelle.
— Vous le connaissiez assez bien pour l’affirmer ?
— J’ai pris le traitement à Bangalore il y a vingt ans, mademoiselle Adams. Je ne suis pas omniscient, mais je sais juger les gens. Non qu’il y eût quoi que ce soit de particulièrement occulte chez Robert Adams. Sa sincérité se lisait sur son visage. »
Il a été assassiné. Cette explication avait toujours été la plus probable, même si les détails pouvaient s’avérer plus horribles que Lise ne l’avait imaginé. Robert Adams avait été assassiné et ses meurtriers ne seraient jamais jugés. Mais cette histoire en contenait une autre. Celle de la curiosité de Robert Adams, de son idéalisme, de la force de ses convictions.
Elle avait dû laisser transparaître certaines de ses pensées. Dvali irradiait la compassion. « Je sais que ça ne vous aide pas beaucoup. J’en suis désolé. »
Lise se leva. Pour le moment, elle ne ressentait que le froid. « Je peux vous demander une dernière chose ?
— Si vous voulez.
— Comment pouvez-vous justifier ça ? Mis à part le destin de l’humanité, comment justifier de mettre un enfant innocent dans la position d’Isaac ? »
Dvali vida le fond de sa tasse de café sur le sol. « Isaac n’a jamais été un enfant innocent. Isaac n’a jamais rien été d’autre que ce qu’il est maintenant. Et j’échangerais ma place contre la sienne, mademoiselle Adams, si je pouvais. Je ne demande que ça. »
Elle traversa le bivouac pour gagner le cercle de lumière dans lequel Turk, assis, manipulait un récepteur télécom de poche.
Turk, son propre avatar des disparitions : Turk, qui avait disparu de si nombreuses vies. « La radio est cassée ?
— Rien n’arrive par les aérostats. Rien de Port Magellan. La dernière fois, ça parlait d’une nouvelle secousse dans l’Ouest. » Les revenus pétroliers étaient, bien entendu, l’obsession éternelle de Port M. Tout pour les trusts. Turk la regarda à nouveau. « Ça va ?
— Juste fatiguée », répondit-elle.
Elle refit du café et en but assez pour rester éveillée, alors même que les autres commençaient à s’installer pour la nuit. Enfin, comme elle l’avait espéré, tout le monde fut couché et immobile, sauf la Martienne et elle.
Lise trouvait Sulean Moï intimidante, même si elle ressemblait à ce genre de vieilles femmes qu’on aiderait à traverser la rue à un feu. Son âge et la distance qu’elle avait parcourue lui faisaient comme une aura invisible. Lise dut rassembler un certain courage pour la rejoindre près des flammes vacillantes du feu de camp, où les bûches consumées n’étaient plus que creux irradiants et cavités rouges.