« N’ayez pas peur », dit la vieillarde.
Ce qui surprit Lise. « Vous lisez dans mes pensées ?
— Sur votre visage.
— Je n’ai pas vraiment peur. » Pas trop.
Sulean sourit, dévoilant ses petites dents blanches. « Je crois que moi, à votre place, j’aurais peur… vu ce que vous avez dû entendre dire sur moi. Je sais quelles histoires on raconte. La sévère vieille Martienne, victime d’une blessure d’enfance. » Elle se tapota le crâne. « Ma soi-disant autorité morale. Mon passé inhabituel.
— C’est comme ça que vous vous voyez ?
— Non, mais je reconnais la caricature. Vous avez consacré pas mal de temps et d’énergie à me retrouver, mademoiselle Adams.
— Appelez-moi Lise.
— Lise, d’accord. Vous avez toujours cette photo que vous montriez à tout le monde ?
— Non. » Elle l’avait détruite dans le village minang, sur l’insistance de Diane.
« Tant mieux. Nous y voilà donc. Sans personne pour nous entendre. Nous pouvons parler.
— Quand j’ai commencé à vous chercher, je n’avais pas la moindre idée que…
— Que ça me dérangerait ? Ou que ça attirerait l’attention de la Sécurité génomique ? Ne vous excusez pas. Vous saviez ce que vous saviez, et ce que vous ignoriez pouvait difficilement entrer dans vos calculs. Vous voulez m’interroger sur Robert Adams, me demander comment et pourquoi il est mort.
— Vous êtes sûre et certaine qu’il est mort ?
— Je n’ai pas assisté à son exécution, mais j’ai discuté avec des témoins de son enlèvement et je ne vois pas d’autre résultat possible. S’il avait été en mesure de rentrer chez lui, il l’aurait fait. Désolée si ça semble brutal. »
Brutal, mais de plus en plus évident, songea Lise. « Il a vraiment été enlevé par la Sécurité génomique ?
— Par un de leurs Comités d’action exécutive, comme ils les appellent.
— Ils recherchaient le Dr Dvali et son groupe.
— Oui.
— Comme vous.
— Oui. Pas tout à fait pour les mêmes raisons.
— Vous vouliez l’empêcher de créer Isaac.
— Je voulais l’empêcher de faire une expérience inutilement cruelle et sans doute inutile sur un être humain, oui.
— N’est-ce pas aussi ce que voulait la Sécurité génomique ?
— Seulement dans ses communiqués de presse. Vous croyez vraiment que des organisations du genre de la Sécurité génomique restent dans les limites de leur mission officielle ? Si la Sécurité génomique pouvait se procurer les outils, elle aurait des bunkers secrets pleins de garçons comme Isaac… reliés à des machines et sous surveillance armée. »
Lise secoua la tête pour mettre de l’ordre dans ses pensées. « Comment avez-vous rencontré mon père ?
— La première personne utile dont j’ai fait la connaissance à Équatoria a été Diane Dupree. Il n’y a aucune hiérarchie officielle parmi les Quatrièmes terrestres, mais dans chacune de leurs communautés, on trouve un personnage central qui intervient dans toute décision majeure. Diane jouait ce rôle sur le littoral d’Équatoria. Je lui ai raconté pourquoi je voulais trouver Dvali, et elle m’a donné le nom de gens qui pourraient m’aider… tous n’étaient pas des Quatrièmes. Le Dr Dvali s’était lié d’amitié avec votre père. J’ai fait de même.
— Le Dr Dvali a dit qu’on pouvait faire confiance à mon père.
— Votre père avait une foi surprenante dans la bonté humaine. Ce qui ne lui a pas toujours rendu service.
— Vous pensez que Dvali a profité de lui ?
— Je pense qu’il lui a fallu longtemps pour voir le Dr Dvali comme il est.
— C’est-à-dire ?
— Un homme aux ambitions grandioses, au profond manque d’assurance et à la conscience dangereusement malléable. Votre père refusait de révéler, même à moi, ce qu’avait annoncé vouloir faire le Dr Dvali et où il se trouvait.
— Il l’a fait quand même ?
— Une fois qu’on a appris à se connaître. On a d’abord beaucoup discuté cosmologie. Je pense que c’était sa manière à lui d’évaluer les gens. On peut en apprendre beaucoup sur une personne à la manière dont elle regarde les étoiles, a-t-il dit un jour.
— S’il vous a raconté ce qu’il savait, pourquoi n’avez-vous pas pu trouver Dvali et l’arrêter ?
— Parce que le Dr Dvali a été assez malin pour changer ses plans après avoir quitté Port Magellan. Votre père croyait que Dvali s’installerait sur la côte ouest d’Équatoria, une région encore presque entièrement sauvage de nos jours, avec juste quelques villages de pêcheurs. Il me l’a dit, et il l’a sans doute dit aussi à la Sécurité génomique quand elle l’a interrogé.
— Dvali pense que mon père a refusé de parler… que c’est pour ça qu’ils l’ont tué.
— Je suis sûre qu’il a résisté. Je doute qu’il y ait réussi, étant donné ce que je sais de leurs techniques d’interrogatoire. Je sais que c’est douloureux à entendre, Lise, et j’en suis désolée, mais c’est la vérité. Votre père m’a dit ce qu’il savait parce qu’il croyait nécessaire de stopper Dvali et pensait que j’avais assez d’autorité pour intervenir sans violence sur Dvali ou sur la communauté des Quatrièmes en général. S’il a raconté la même chose à la Sécurité génomique, il ne l’a fait que sous la contrainte. Mais ça n’avait aucune importance, Lise. Dvali n’était pas sur la côte ouest. Il n’y est jamais allé. La Sécurité génomique a perdu sa trace, et le temps que je découvre sa véritable destination, il était beaucoup trop tard… des années avaient passé. Isaac était en vie. On ne pouvait le faire retourner dans le ventre de sa mère.
— Je vois. »
Dans le silence, Lise entendit craquer les braises.
« Lise, dit doucement Sulean Moï, j’ai perdu mes parents très jeune. J’imagine que Diane vous l’a dit. J’ai perdu mes parents, mais pire que ça, j’ai perdu les souvenirs que j’en avais. Comme s’ils n’avaient jamais existé.
— Je suis désolée.
— Je ne demande pas de compassion. Je veux juste vous dire que, à un certain âge, j’ai décidé de me renseigner sur eux… d’apprendre qui ils étaient, comment ils en étaient venus à habiter près d’un certain fleuve avant qu’il ne sorte de son lit, et quels avertissements ils avaient pu écouter ou ignorer. Je voulais sans doute savoir si je devais les aimer pour avoir essayé de me sauver, ou les détester de ne pas y être parvenus. J’ai découvert beaucoup de choses, la plupart sans importance, dont un certain nombre de vérités douloureuses sur leurs vies personnelles, mais la seule chose importante que j’ai apprise a été qu’on ne pouvait rien leur reprocher. Ça a été une très maigre consolation, mais je n’en aurais jamais d’autre, et d’une certaine manière, elle suffisait. Lise… on ne peut rien reprocher à votre père.
— Merci, dit Lise la gorge serrée.
— Bon, conclut Sulean Moï, on devrait essayer de dormir avant que le soleil se lève à nouveau. »
Lise dormit mieux qu’elle ne l’avait fait depuis plusieurs nuits – même si elle se trouvait dans un sac de couchage, sur un sol inégal et dans une forêt étrange. Ce ne fut toutefois pas le soleil qui la réveilla, mais la main de Turk sur son épaule. Il faisait toujours nuit, s’aperçut-elle encore à moitié endormie. « Il faut partir, lui dit Turk. Lève-toi, Lise, vite.
— Pourquoi… ?
— Les cendres se sont remises à tomber à Port Magellan, en plus fort et plus épais, et elles ne vont pas tarder à traverser les montagnes. Il faut qu’on trouve un abri. »