Vingt
Quand il s’éveilla, Isaac vit derrière la voiture en mouvement des volutes de nuages franchir les cols, des nuages parcourus de particules lumineuses, des nuages comme ceux du 34 août. Mais le mal, soudain et impressionnant, embrouilla tout cela.
Ce qu’il ressentait n’était pas de la douleur, pas tout à fait, mais quelque chose de très proche, une sensibilité qui rendait bruit et lumière intolérables, comme si on lui avait enfoncé dans le crâne la lame à nu du monde.
Isaac comprit ce qu’il avait de spécial. Il sut avoir été créé pour tenter de communiquer avec les Hypothétiques, et avoir déçu les adultes de son entourage. Il sut aussi d’autres choses : que le vide de l’espace n’était pas inhabité, mais peuplé de particules fantômes qui existaient trop brièvement pour interagir avec le monde des objets tangibles, particules éphémères que les Hypothétiques pouvaient toutefois manipuler et utiliser afin d’émettre et de recevoir des informations. La technologie martienne enfouie en Isaac avait sensibilisé son système nerveux à ce genre de communication. Cette dernière n’avait cependant jamais rien eu de comparable à la confortable linéarité des mots. La plupart du temps, cela consistait en un sentiment d’urgence lointaine et inexprimable. Parfois, comme en ce moment, cela ressemblait davantage à de la douleur. Une douleur liée au nuage de poussière et de cendres qui approchait : le monde invisible se soulevait dans un tumulte invisible, et le corps comme l’esprit d’Isaac vibraient à l’unisson.
Il sentit aussi qu’on l’installait sur la banquette arrière de la voiture, que des mains ne lui appartenant pas lui bouclaient sa ceinture, que ses anciens et nouveaux amis parlaient d’une voix inquiète. Ils avaient peur pour lui. Et pour eux-mêmes. Il eut conscience que le Dr Dvali ordonnait à tout le monde de monter en voiture, que les portières claquaient, que le moteur démarrait. Et il se réjouit que ce ne soit pas le Dr Dvali qui lui tienne la tête et le tranquillise (mais Mme Rebka), car il en était venu à ne plus l’apprécier, presque à le détester, pour des raisons qu’il ne comprenait pas.
Mme Rebka n’était pas médecin, mais comme les autres Quatrièmes, elle avait appris à pratiquer les soins médicaux essentiels, et Lise la regarda injecter un sédatif dans le bras du garçon à l’aide d’une seringue à l’ancienne. Isaac se mit à respirer plus profondément et ses hurlements finirent par se réduire à un soupir.
Ils roulèrent. Les phares du véhicule découpaient des colonnes lumineuses dans la poussière en train de tomber. Tenant le volant pour les Quatrièmes, Turk s’efforçait de sortir des contreforts avant que les routes ne deviennent impraticables. Quand Lise avait demandé s’ils ne feraient pas mieux d’emmener Isaac à l’hôpital, Mme Rebka avait secoué la tête : « Un hôpital ne peut rien pour lui. Rien qu’on ne puisse faire nous-mêmes. »
Diane Dupree observait le garçon avec de grands yeux inquiets. Sulean Moï le regardait aussi, mais avec une expression plus impénétrable… un mélange, sembla-t-il à Lise, de résignation et de terreur.
Mais c’était Mme Rebka qui laissait Isaac poser la tête sur son épaule, qui le rassurait d’un mot ou d’une simple pression de la main quand les cahots et les vibrations de l’automobile le perturbaient. Elle lui caressait les cheveux, lui tamponnait le front avec un linge humide. Le sédatif ne tarda pas à le plonger dans le sommeil.
Il y avait une question évidente que Lise voulait poser depuis son arrivée à la colonie des Quatrièmes… Comme personne d’autre n’avait rien à dire, et parce que le bruit des essuie-glaces raclant la poussière sur le pare-brise lui portait un peu sur les nerfs, elle s’emplit les poumons et demanda : « La mère d’Isaac est toujours vivante ?
— Oui », répondit Mme Rebka.
Lise se tourna vers elle. « C’est vous ?
— C’est moi », reconnut Mme Rebka.
Qu’est-ce que tu vois, Isaac ?
Beaucoup plus tard, en sortant du sommeil qu’ils avaient injecté en lui, Isaac réfléchit à la question.
C’est Mme Rebka qui l’avait posée. Il essaya de formuler une réponse avant que la douleur revienne le priver de ses mots. Mais c’était une question difficile, parce qu’il avait du mal à voir quoi que ce soit. Il avait conscience du véhicule et de ses occupants, des cendres qui tombaient à l’extérieur, mais tout cela semblait vague, irréel. Le jour était-il déjà levé ? Mais l’automobile s’était maintenant immobilisée, et avant de répondre à la question de Mme Rebka, il en posa une lui-même : « Où on est ? »
À l’avant, l’homme nommé Turk Findley lui répondit : « Dans une petite ville qui s’appelle Bustee. On risque de rester là un moment. »
Dehors, on discernait des petits bâtiments dans le brouillard de la poussière. Il les voyait assez nettement. Mais ce n’était pas là-dessus que l’avait interrogé Mme Rebka.
« Isaac ? Tu peux marcher ? »
Oui, il pouvait, pour le moment, même si les effets du sédatif s’estompaient et que la lame du monde recommençait à lui tirer du sang. Il descendit de voiture, une main sur le bras de Mme Rebka. De la poussière lui balaya le visage. Elle avait une odeur de brûlé. Mme Rebka le guida en direction du petit bâtiment le plus proche, qui était l’aile d’un motel. Isaac entendit Turk dire qu’il avait pris la dernière chambre disponible, pour une somme supérieure à ce qu’elle valait. Beaucoup de monde s’abritait à Bustee ce soir-là, d’après Turk.
Il se retrouva à l’intérieur, sur un lit, allongé sur le dos, dans une atmosphère moins poussiéreuse, mais toujours infecte, et Mme Rebka apporta un gant propre avec lequel elle entreprit de le débarbouiller. « Isaac, répéta-t-elle doucement, qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce que tu vois ? »
Parce qu’il ne cessait de tourner la tête dans la même direction – l’ouest, bien entendu – en ouvrant de grands yeux.
Que voyait-il ?
« Une lumière.
— Ici dans la chambre ? »
Non. « Très loin. Plus loin que l’horizon.
— Mais tu la vois d’ici ? À travers les murs ? »
Il hocha la tête.
« À quoi elle ressemble ? »
De nombreux mots se pressèrent dans l’esprit d’Isaac, de nombreuses réponses. Un feu dans un endroit très éloigné. Une explosion. Un lever de soleil. Un crépuscule. L’endroit où les étoiles tombent et brûlent dans leur empressement à vivre. Et la chose enfouie profondément dans le sol, qui les connaissait et les accueillait.
Mais il se contenta de répondre la vérité : « Je n’en sais rien. »
Seul Turk était déjà venu à Bustee. Le nom, précisa-t-il, provenait d’un mot hindi signifiant « bidonville ». Ce n’en était pas un, mais une petite ville crasseuse en limite du Rub al-Khali, qui vivait de la circulation sur la route la plus septentrionale parmi celles desservant les régions pétrolifères. Des bâtiments en parpaings et quelques maisons à charpente de bois, une boutique qui vendait des manomètres pour pneus, des cartes et des boussoles, de l’écran total, des romans bon marché et des téléphones jetables. Trois stations-service et quatre restaurants.
Lise ne les voyait pas de la fenêtre de la chambre du motel. Les cendres tombaient en rideaux gris et puants. Elle supposa que la poussière avait coupé les lignes à haute tension ou court-circuité les transformateurs, et que les réparations tarderaient à venir, dans cette région non prioritaire. C’était déjà un miracle qu’ils soient arrivés là, même dans leur gros véhicule tout-terrain et tous temps. Un employé du motel frappa à la porte pour leur donner des torches électriques et les avertir de n’essayer d’allumer ni bougies ni aucune sorte de flamme nue. Mais les Quatrièmes avaient emporté leurs propres torches, et de toute manière, il n’y avait rien à voir, sinon des murs miteux et du papier peint multicolore. Lise garda une lampe de poche à portée de main pour trouver la salle de bains quand le besoin s’en ferait sentir.