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— Où ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

— Tu vas voir », dit Turk.

La fleur tourna la tête vers l’hôtel. Lise étouffa un autre petit hoquet, parce qu’au milieu de la fleur, il y avait quelque chose qui ressemblait à un œil. Un œil rond et luisant, comme humide, avec à l’intérieur une espèce de pupille, d’un noir d’obsidienne. Pendant un instant, un instant horrible, il sembla la regarder en face.

« C’était comme ça, sur Mars ? demanda le Dr Dvali à Sulean Moï.

— Mars est à d’innombrables années-lumière. Là où vous et moi nous trouvons aujourd’hui, les Hypothétiques sont actifs depuis bien plus longtemps. Les choses qui poussaient sur Mars étaient beaucoup moins vives, et différentes d’aspect. Mais si vous me demandez s’il s’agit d’un phénomène comparable, je répondrai : oui, sans doute. »

Le tournesol oculaire cessa d’un coup de bouger. Calme et silencieuse, la petite ville ensevelie semblait retenir son souffle.

Puis Lise vit avec horreur un autre mouvement dans la poussière, des ruisselets gonflés et des bouffées de cendres qui convergeaient sur la fleur. Quelque chose, ou plutôt plusieurs choses sautèrent sur la tige à une vitesse effrayante. Elles ne cessaient de bouger, aussi Lise ne put-elle se faire qu’une vague idée de leur nature, des espèces de crabes, vert de mer, avec de nombreuses pattes, et ce qu’elles firent à la fleur était…

Elles la dévorèrent.

Elles grignotèrent sa tige jusqu’à ce que la chose en train de se tortiller s’effondre, puis se jetèrent dessus comme des piranhas sur un cadavre, et quand l’agitation frénétique de leur dévoration cessa, elles disparurent, ou redevinrent inertes, camouflées dans la couche de cendres sur le sol.

Il ne restait plus rien. Pas la moindre trace.

« Voilà pourquoi, conclut le Dr Dvali, nous n’avons pas très envie de quitter la chambre. »

Vingt et un

Turk passa le reste de la matinée à la fenêtre, à recenser les diverses formes de vie bizarres qui surgissaient de la poussière. Connais ton ennemi, pensait-il. Lise resta la plupart du temps à ses côtés, en posant de brèves mais pertinentes questions sur ce qu’il avait vu avant qu’elle se réveille. Le Dr Dvali avait allumé leur petit récepteur télécom sans fil, dont il obtenait sporadiquement des informations en provenance de Port Magellan, activité utile aux yeux de Turk, contrairement à celle des autres Quatrièmes, qui ne faisaient que parler, parler sans fin sans aboutir à grand-chose. C’était l’un des défauts des Quatrièmes, d’après lui. Il pouvait leur arriver de faire preuve de sagesse, mais ils étaient irrémédiablement bavards.

Pour le moment, ils harcelaient la Martienne, Sulean Moï, qui semblait en savoir davantage qu’eux sur la chute de cendres mais montrait peu d’enthousiasme à partager cette connaissance. Mme Rebka insistait plus particulièrement : « Vos tabous ne sont pas de mise ici, affirmait-elle. Nous avons besoin de toutes les informations possibles. Vous nous le devez… au moins pour le garçon. »

Malgré ces apparences modérées, il s’agissait presque, selon les normes des Quatrièmes, d’une bagarre aux poings.

La Martienne, vêtue d’un jean trop grand qui lui donnait l’air d’un ouvrier de plate-forme pétrolière d’une minceur incroyable, était assise par terre, les bras autour des genoux.

« Si vous avez une question, lâcha-t-elle de mauvaise grâce, posez-la.

— Vous avez dit que la chute de cendres sur Mars générait d’étranges formes de… de…

— De vie, madame Rebka. Appelez-les par leur nom. Qu’est-ce qui vous en empêche ?

— Des formes de vie comme celles qu’on voit dehors ?

— Je ne reconnais ni les fleurs ni les prédateurs qui les dévorent. De ce point de vue, il n’y a pas la moindre ressemblance. Mais ça n’a rien d’étonnant. Les forêts d’Équateur et celles de Finlande ne se ressemblent pas. Ce sont pourtant des forêts les unes comme les autres.

— Du point de vue du but, alors, relança Mme Rebka.

— J’ai beau étudier les Hypothétiques depuis l’enfance et avoir entendu de nombreuses conjectures très bien informées, je n’arrive toujours pas à deviner le “but”. Sur Mars, les chutes de cendres sont des événements isolés. La vie qu’elles génèrent est végétative, toujours éphémère, et instable sur le long terme. Quelles conclusions peut-on tirer de tels exemples isolés ? Très peu. » Elle hésita, les sourcils froncés. « Les Hypothétiques, même s’ils peuvent être beaucoup d’autres choses, ne sont certainement pas des entités distinctes, mais un ensemble d’un très grand nombre de processus interconnectés. En d’autres termes, une écologie. Soit ces manifestations jouent un rôle précis dans cette écologie, soit elles en sont une conséquence accidentelle. Je ne pense pas qu’elles représentent une quelconque stratégie délibérée d’une conscience supérieure.

— Oui, fit Mme Rebka d’un ton impatient, mais si votre peuple en a compris suffisamment pour implanter la technologie des Hypothétiques dans des êtres humains…

— Vous savez le faire aussi, répliqua Sulean Moï en regardant ostensiblement Isaac.

— Parce que ça nous a été donné par Wun Ngo Wen.

— Notre travail sur Mars a toujours été d’un pragmatisme total. Nous sommes arrivés à mettre en culture des échantillons des cendres et à observer leurs capacités à interagir avec les protéines humaines au niveau cellulaire. Des siècles d’observations de ce genre nous ont conduits à avoir une idée de la manière de manipuler la biologie humaine.

— Mais vous avez conçu ce que vous admettez être une technologie d’Hypothétiques.

— Technologie ou biologie… dans ce cas, je ne suis pas certaine que la distinction ait un sens. Oui, nous avons cultivé une vie non humaine, ou une technologie non humaine, si vous préférez ce terme, à un niveau microscopique. Parce qu’elle se développe, se reproduit et meurt, nous avons pu sélectionner et manipuler certaines souches pour obtenir des caractéristiques données. Au fil de très nombreuses années, nous avons généré les cultures modifiées qui améliorent la longévité humaine. Ainsi que d’autres lignées germinales. Dont l’une des plus radicales est le traitement que vous avez administré à Isaac pendant qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Dans votre ventre, madame Rebka. »

Celle-ci rougit.

Turk comprenait la portée de ce dont ils discutaient, et il supposait que c’était important, mais cela lui semblait ridiculement lointain des véritables problèmes, qui s’approchaient de plus en plus près. Qui se trouvaient juste de l’autre côté de la porte, en fait. Courait-on un risque en sortant ? Voilà la question qu’ils auraient dû se poser. Parce que, tôt ou tard, il leur faudrait quitter cette chambre : ils n’avaient que très peu de nourriture.

Il pria le Dr Dvali de lui prêter sa petite radio et s’enfonça les nodules dans les oreilles, excluant la querelle des Quatrièmes, induisant de nouvelles voix.

L’émission disponible provenait de Port Magellan par bande étroite : deux types d’un des collectifs de médias locaux lisant des conseils et des mises à jour de situation fournis par les Nations unies. Cette chute de cendres n’avait été qu’un peu plus mauvaise que la première, du moins en termes de poids et de durée. Quelques toits s’étaient effondrés au sud de la ville. La plupart des routes restaient impraticables. Inhaler des cendres avait rendu malades les personnes souffrant de problèmes respiratoires, et même les personnes bien portantes crachaient des résidus gris, mais ce n’était pas ce qui avait fait peur à tout le monde. Ce qui avait provoqué une frayeur générale, c’étaient les trucs étranges sortant des cendres. Les speakers les appelaient des « pousses » et annonçaient qu’elles étaient apparues de manière aléatoire dans toute la ville, mais surtout aux endroits où on trouvait une grosse couche ou une accumulation de cendres. Les choses sortaient de la poussière, en d’autres termes, comme des jeunes plants du paillis. Si elles ne vivaient que peu de temps et se voyaient vite « réabsorbées » par l’environnement, quelques-unes – « des objets ressemblant à des arbres ou à des champignons énormes » – avaient jailli à des hauteurs impressionnantes.