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Ces annonces avaient quelque chose d’onirique (ou de cauchemardesque). Un « cylindre rose » de quinze mètres de long bloquait la circulation à un carrefour du centre-ville. « Quelque chose décrit par les témoins comme une immense bulle pleine d’épines, ou un morceau de corail », avait poussé sur le toit du consulat de Chine. Des rumeurs de petites formes mobiles restaient à confirmer officiellement.

Si terrifiantes qu’elles paraissaient, ces manifestations n’étaient dangereuses que si vous vous trouviez au mauvais endroit au mauvais moment, par exemple si l’une d’elles vous tombait dessus. On conseillait toutefois aux habitants de rester chez eux et de ne pas ouvrir leurs fenêtres. Les cendres avaient cessé de tomber, une brise venue du large dispersait les particules les plus légères, et les équipes municipales se tenaient prêtes à relaver les rues au jet (pour les débarrasser des « pousses » et du reste, supposa Turk) dès que possible.

Sauf si cela commençait à se répéter, la ville s’en remettrait. Mais elle se trouvait à l’autre bout d’une chaîne de montagnes percée de quelques cols pour le moment inutiles, et Bustee, comme toute petite ville de tôle et de toile goudronnée située en bord de route entre les contreforts et le Rub al-Khali, dépendait de la côte pour son approvisionnement. Combien de temps pour dégager les cols ? Au moins plusieurs semaines, supposait Turk. Ces villes-là avaient beaucoup souffert de la précédente chute de cendres, mais la dernière avait été pire, par endroits beaucoup plus dense, et ces saloperies de formes de vie végétales (ou d’on ne savait quoi) gêneraient sûrement le travail nécessaire pour rouvrir les commerces. On manquerait donc de nourriture… et peut-être aussi d’eau ? Il ne savait pas trop d’où provenait celle de ces agglomérations du désert. On ouvrait le robinet, d’accord, mais où se trouvait le réservoir ? Dans les contreforts ? L’eau était-elle toujours potable, le resterait-elle ?

Au moins avaient-ils de la nourriture et des bouteilles d’eau dans la voiture, en quantité suffisante pour tenir un certain temps. Mais Turk n’aimait pas que le véhicule reste ainsi sur le parking du motel : quelqu’un pourrait être tenté d’y entrer par effraction pour s’emparer d’une partie de leurs richesses. C’était toutefois un problème dont il pouvait s’occuper. Il se leva en déclarant : « Je sors. »

Les autres se tournèrent vers lui, les yeux ronds. « Qu’est-ce que vous racontez ? » interrogea Dvali.

Il leur expliqua le problème de nourriture. « Je suis peut-être le seul, mais moi, j’ai faim.

— Ça pourrait être dangereux », prévint Dvali.

Turk avait déjà vu quelques personnes dans la rue, la bouche protégée par un mouchoir noué derrière la nuque. Dont un homme qui s’était trouvé à moins de cinq mètres d’une « forme de vie » quand celle-ci avait germé dans la poussière, mais la fleur ne l’avait pas touché, et l’homme de son côté n’avait absolument pas manifesté la moindre intention d’emmerder la fleur. Cela collait avec ce que Turk avait entendu à la radio à propos de Port Magellan. « Je vais juste à la voiture et je reviens. Mais j’aimerais bien que quelqu’un monte la garde pour moi à la porte et il me faut de quoi me faire un masque. »

Turk constata avec soulagement que personne ne contestait sa décision. D’un coup de canif, le Dr Dvali découpa un coin de drap, que Turk se noua sur le nez et la bouche. Il prit la carte-clé des mains de Mme Rebka pendant que Lise se portait volontaire au poste de sentinelle.

« Ne reste dehors que le strict minimum, dit-elle.

— Ne t’inquiète pas. »

Le ciel était d’un bleu rendu blafard par les cendres, qui donnaient à l’air un goût aigre et sulfureux. Impossible de savoir son effet sur les poumons. Si la poussière contenait des spores extraterrestres – ce qui semblait sous-entendu dans tout ce qu’on disait –, ne pourraient-elles pas prendre racine dans l’intérieur humide d’un corps humain ? Sauf qu’elles ne semblent pas vraiment avoir besoin d’humidité, se dit Turk, si elles peuvent pousser sur l’asphalte d’une ville du désert par un mois sec de septembre. De toute manière, personne n’avait annoncé de décès directement lié aux cendres. Il écarta ces pensées inquiètes pour essayer de se concentrer sur sa tâche.

La solitude lui pesa dès qu’il mit le pied dehors. Le parking du motel, demi-lune goudronnée décorée en son centre d’une fontaine en céramique vide, donnait directement sur la grande rue, c’est-à-dire sur une portion de l’autoroute 7 qui s’enfonçait dans le Rub al-Khali. De l’autre côté de la rue s’élevait une rangée de bâtiments commerciaux à un seul niveau. Tout cela était revêtu de cendres, avec des fenêtres encroûtées de poussière, des panneaux de signalisation et d’affichage illisibles. Rien ne troublait le silence.

Le véhicule des Quatrièmes, reconnaissable à sa forme de caisse à savon et à ses roues en acier souple, était garé à une douzaine de mètres sur sa gauche. Turk resta un instant sans bouger puis se retourna vers Lise, qui tenait la porte tout juste entrouverte. Il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit d’un hochement de tête. Rien à signaler. En avant.

Il avança à longs pas décidés, en s’efforçant de ne pas remuer trop de poussière. Ses pieds s’enfonçaient dans les cendres, y laissant des empreintes précises sous des nuages blafards.

Il atteignit l’automobile sans incident, juste un peu déconcerté par la distance le séparant désormais de la chambre où Lise l’attendait. De l’avant-bras, il essuya la couche de cendres qui recouvrait l’arrière du véhicule et le coffre où l’on conservait les provisions. Il sortit de sa poche la carte-clé du Dr Dvali qu’il inséra dans la fente de sécurité. Des volutes de poussière s’élevèrent autour de ses mains.

Il prit le temps d’écarter le tissu plaqué contre sa bouche pour cracher. Sa salive s’écrasa sans élégance sur le trottoir recouvert de cendres, et Turk s’attendit presque à voir quelque chose venir par en dessous gober le crachat, comme un poisson avec un appât.

Il ouvrit la porte du coffre et choisit une glacière remplie de bouteilles d’eau plus un carton de conserves de nourriture – du genre qui pouvait se passer de cuisson si besoin était –, et avec quelques paquets de galettes, ce fut tout ce qu’il pouvait porter. Cela suffirait pour le moment. Il pouvait toujours monter dans la voiture pour l’approcher de la chambre, mais cela gênerait le passage autour de la cour et attirerait peut-être inutilement l’attention.

« Turk ! » cria Lise du seuil. Il se retourna vers elle. Les cheveux enserrant son visage, elle se penchait dehors par la porte grande ouverte pour montrer quelque chose avec beaucoup d’insistance. « Turk ! Dans la rue… »

Il le vit aussitôt.

Cela n’avait pas l’air menaçant. Quoi que ce fût. En fait, on aurait dit un simple morceau de papier ou de plastique qui, emporté par une bourrasque, voltigeait à hauteur d’homme sur la route au-dessus des dunes de poussière près du restaurant. Il s’agitait, mais on ne pouvait pas vraiment dire qu’il volait, pas à la manière résolue des oiseaux.