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Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un morceau de papier, mais de quelque chose de plus étrange. D’une couleur bleu vitreux au milieu, et rouge à chacune de ses quatre extrémités. Et si la chose paraissait maladroite dans les airs, elle semblait se déplacer à dessein, glissant/planant au milieu de la route.

Elle sembla ensuite hésiter, ses quatre bouts d’ailes battant de manière synchronisée pour lui permettre de monter de quelques dizaines de centimètres. Quand elle se remit à bouger, elle avançait dans une nouvelle direction.

Celle de Turk.

« Dépêche-toi de revenir, bordel ! » hurlait Lise.

On disait ces choses inoffensives. Turk espéra que c’était le cas. Il lâcha tout, sauf le carton de conserves, et se mit à courir. Arrivé à peu près à mi-chemin de la porte, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La chose battait des ailes juste derrière lui, à un mètre sur sa droite… beaucoup trop près. Il laissa tomber son dernier carton pour prendre ses jambes à son cou.

La chose était plus grosse qu’elle n’en avait eu l’air de loin. Et plus bruyante : on aurait dit un drap mis à sécher sur un étendage pendant une tempête. Il ignorait si elle pouvait lui faire du mal, mais de toute évidence, il l’intéressait. Il courut, et comme il y avait à cet endroit quinze centimètres de cendres, parfois davantage, cela lui donna l’impression de courir sur une plage de sable. Ou dans un cauchemar.

Lise ouvrit tout grand la porte.

Turk vit bientôt la chose aux limites de son champ de vision, ses ailes s’agitant comme des pistons. Elle n’avait qu’à virer à droite pour être sur lui. Mais elle continua sa course régulière, bien qu’instable, avançant sur une trajectoire parallèle à la sienne, comme si elle faisait la course avec lui. Comme pour arriver la première…

À la porte ouverte.

Il ralentit. La chose le dépassa bruyamment.

« Turk ! »

Lise était toujours sur le seuil. Arrachant le tissu qui lui recouvrait la bouche, Turk inspira à fond. L’idée était mauvaise, car il eut aussitôt la gorge encombrée. « Referme-la », croassa-t-il, mais Lise ne l’entendit pas. Il s’étouffa, cracha. « La porte, bordel, referme cette putain de porte ! »

Qu’elle l’ait entendu ou non, Lise prit conscience du danger. Elle recula tout en tendant la main vers la poignée, qu’elle rata, si bien qu’elle perdit l’équilibre et tomba. La chose, dont le vol n’avait plus rien de maladroit, avança droit sur elle, comme guidée par laser. Turk se remit à courir à toutes jambes, mais Lise était trop loin.

Elle se redressa à moitié, s’appuya sur un coude, les yeux écarquillés, et Turk sentit la peur lui transpercer le thorax, comme une épine pointue qui s’enfoncerait dans son cœur. Lise leva un bras pour repousser la chose. Mais celle-ci l’ignora tout comme elle avait ignoré Turk, et la dépassa en pénétrant dans la chambre.

Turk ne vit pas la suite des événements. Il entendit un hurlement étouffé, puis la voix de Mme Rebka, en un gémissement funèbre, d’autant plus épouvantable qu’il émanait d’une Quatrième. Elle appelait Isaac.

Vingt-deux

Abasourdie, Lise se redressa sans trop savoir ce qui s’était passé. La chose, la chose qui volait et qu’elle avait crue sur le point d’attaquer Turk était entrée dans la chambre. Elle resta un instant stupéfaite et sans plus entendre venir de cette chose qu’un bruit de volettement humide. Ce bruit cessa ensuite complètement, et Mme Rebka se mit à crier.

Lise se releva non sans mal.

« Fermez la porte ! » rugit le Dr Dvali.

Mais non. Pas tout de suite. Elle attendit Turk, qui entra à toute vitesse au milieu d’un nuage de poussière. Elle claqua ensuite la porte et chercha avec méfiance du regard la créature volante. Elle pensait bêtement à cet été où ses parents l’avaient emmenée en vacances dans une cabane des Adirondacks : un soir, une chauve-souris descendue par la cheminée avait voleté dans le noir, terrifiant la petite fille. Elle se souvint avec une netteté surnaturelle du sentiment qu’à tout moment, une créature chaude et vivante pouvait s’emmêler dans ses cheveux et la mordre.

Elle s’aperçut toutefois que la chose s’était déjà posée.

Les Quatrièmes se rassemblèrent autour du lit d’Isaac, parce que…

Parce que la créature volante avait atterri sur le visage du garçon.

Terrorisé, celui-ci avait tourné la tête sur l’oreiller. L’animal, la créature ou la chose dont on ne savait ni comment elle s’appelait ni comment il fallait l’appeler, couvrait toute la joue gauche de l’enfant comme un cataplasme rouge et charnu. Un de ses coins se glissait dans les cheveux au-dessus de la tempe, un autre s’étalait sur le cou et l’épaule. La bouche et le nez restaient libres, même si le corps glacé de la chose s’était collé à sa lèvre inférieure tremblotante. On voyait à peine l’œil gauche d’Isaac derrière le corps translucide de la créature. Le droit était grand ouvert.

Mme Rebka ne cessait de prononcer le prénom du garçon. Elle tendit la main vers la créature, comme pour l’arracher, mais Dvali l’en empêcha. « N’y touche pas, Anna », intima-t-il.

Anna. Mme Rebka se prénommait Anna. Une portion bêtement calme de l’esprit de Lise enregistra ce fait. Anna Rebka, qui était aussi la mère du garçon.

« Il faut le lui enlever !

— Sans y toucher directement, dit Dvali. Avec des gants, un bâton, un bout de papier… »

S’emparant d’un des oreillers de rechange, Turk en arracha la taie, dont il enveloppa sa main droite.

Bizarre, se dit Lise, que cette chose volante ait ignoré Turk dans la rue, et qu’elle m’ait ignorée aussi, d’ailleurs, moi et les autres adultes qui faisions tous des cibles faciles, pour aller se poser sans la moindre hésitation sur Isaac. Cela avait-il une signification ? Quoi que puisse être en réalité la chose volante – et Lise ne doutait pas qu’elle provenait des cendres, comme la fleur oculaire ou la série d’objets de carnaval mentionnée par le bulletin d’informations de Port Magellan –, se pouvait-il qu’elle ait choisi Isaac ?

Les autres s’écartèrent du lit quand Turk tendit sa main emmaillotée vers la créature. Mais une autre bizarrerie se produisit alors.

La chose volante disparut.

« Bordel, mais que… ? » fit Turk.

Isaac eut un hoquet et se redressa soudain, puis leva la main vers son visage pour toucher la peau à nouveau nue.

Lise cilla et essaya de revoir la scène en esprit. La créature s’était dissoute… du moins, en avait donné l’impression. Elle s’était soudain transformée en liquide pour s’évaporer d’un coup. Ou plutôt, elle s’était infiltrée, à la manière d’une flaque d’eau dans la terre humide. La chose n’avait pas laissé derrière elle le moindre petit nuage de vapeur. Elle semblait avoir directement coulé dans la chair d’Isaac.

Lise repoussa cette pensée dérangeante.

Mme Rebka bouscula Turk, la main tendue vers le garçon, tomba sur le lit à côté de lui et le prit dans ses bras. Le souffle toujours coupé, Isaac courba son corps contre le sien avant d’enfouir la tête au creux de son épaule, où il se mit à sangloter.

Quand il devint évident qu’il n’allait rien se produire d’autre – du moins, rien de monstrueux –, Dvali demanda aux autres de reculer. « Laissez-les respirer. » Lise fit un pas en arrière et prit la main de Turk, qu’elle trouva moite et couverte de poussière, mais infiniment rassurante. Elle ne comprenait absolument rien à ce qui venait de se passer, mais les conséquences en étaient des plus limpides : un enfant effrayé rassuré par sa mère. Pour la première fois, Lise ne vit pas Mme Rebka comme une Quatrième sinistre et émotionnellement distante. Pour Mme Rebka, en tout cas, Isaac n’était pas une expérience biologique. Isaac était son fils.