« Bordel, répéta Turk. Le gamin va bien ? »
Cela restait à voir. Sulean Moï et Diane Dupree s’isolèrent dans le minuscule coin cuisine de la chambre, où elles eurent une discussion animée, mais à voix basse. Le Dr Dvali observa Mme Rebka à distance prudente. Petit à petit, la respiration d’Isaac se calma. Il finit par s’écarter de Mme Rebka pour regarder autour de lui avec un ou deux hoquets, ouvrant tout grand ses étranges yeux humides pailletés d’or.
Diane Dupree revint de son conciliabule avec la Martienne. « Laissez-moi l’examiner », dit-elle.
Comme personne dans la pièce n’avait les compétences médicales de Diane, Mme Rebka se résigna à la laisser s’asseoir avec le garçon pour lui prendre le pouls ou lui tapoter la poitrine, gestes que Lise soupçonna davantage destinés à rassurer Isaac qu’à établir un diagnostic. Diane examina attentivement la joue gauche et le front du garçon, touchés par la créature, mais n’y décela ni rougeur ni irritation. Elle finit par regarder les yeux d’Isaac, ces yeux étranges, auxquels elle sembla ne rien trouver d’extraordinaire.
L’enfant rassembla assez de courage pour demander : « Vous êtes docteur ?
— Juste infirmière. Et tu peux m’appeler Diane.
— Je vais bien, Diane ?
— Tu m’en as tout l’air.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je n’en sais rien. Il se passe beaucoup de choses étranges, en ce moment. C’en était une parmi d’autres. Comment tu te sens ? »
Le garçon marqua un temps d’arrêt, comme pour procéder à un inventaire. « Mieux, finit-il par dire.
— Tu n’as pas peur ?
— Non. Enfin, moins. »
De fait, il ne s’était pas exprimé avec autant de cohérence depuis deux jours. « Je peux te poser une question ? »
Isaac hocha la tête.
« Hier soir, tu as dit que tu voyais à travers les murs. Tu as dit qu’il y avait une lumière que toi seul voyais. Tu la vois toujours ? »
Il hocha à nouveau la tête.
« Où ? Tu peux la montrer ? »
Le garçon obtempéra, non sans hésitation.
« Turk, dit Diane, tu as ta boussole ? »
L’aviateur ne se déplaçait jamais sans une boussole à boîtier en cuivre, dont il avait refusé de se défaire au village minang, à la grande contrariété d’Ibu Diane. Il la sortit puis prit la visée du bras et du doigt tendus d’Isaac.
« Rien de nouveau, s’impatienta Mme Rebka. Il montre toujours la même direction. Ouest, légèrement nord-ouest.
— Plein ouest, maintenant. Voire un peu au sud. » Turk releva les yeux. « Pourquoi ? C’est important ? » demanda-t-il en découvrant l’expression de leurs visages.
En milieu d’après-midi, la rue avait presque repris une apparence de normalité. Rien n’avait poussé dans les cendres depuis plusieurs heures. On avait bien vu des tourbillons de poussière de temps à autre, mais peut-être étaient-ils dus au vent qui soufflait désormais en rafales, assombrissant l’atmosphère et recouvrant de gris les surfaces verticales non protégées. Mais il emporta une partie des cendres et mit même l’asphalte à nu par endroits.
Seules quelques-unes des pousses bizarres avaient survécu à la matinée. La plupart, comme la fleur avec un œil au milieu, s’étaient fait attaquer (dévorer, se dit Lise, autant utiliser le mot) par des entités plus petites et plus mobiles, qui s’évanouissaient et disparaissaient ensuite. Certaines des pousses les plus grandes étaient encore à peu près intactes. Lise avait vu une espèce de boule de broussailles en technicolor rouler dans la rue, manifestement l’enveloppe de quelque chose qui n’avait plus rien d’indispensable. Il y avait aussi une claire-voie de tubules blancs friables accrochée à un des bâtiments en face du motel, sur un panneau qui aurait annoncé PIÈCES DÉTACHÉES s’il n’avait été rendu illisible par ce treillis de couleur pâle.
Le calme relatif attira les gens hors de leurs cachettes. Quelques véhicules à gros pneus passèrent dans un cliquetis métallique, avançant avec plus ou moins de bonheur sur la couche de poussière. L’employé du motel vint frapper à la porte pour prendre de leurs nouvelles… il avait assisté à une partie du drame qui s’était joué au matin. Turk lui répondit que tout le monde allait bien et s’aventura même à nouveau dehors (avec la porte bien refermée derrière lui et Lise à la fenêtre qui dissimulait son inquiétude), ce qui lui permit de rapporter deux jours de provisions de la voiture.
Mme Rebka restait au chevet d’Isaac, qui était bien éveillé et ne semblait pas souffrir. Il se tenait désormais assis face au mur ouest, comme pour prier en direction d’une Mecque inversée. Lise comprit que ce comportement n’avait rien de nouveau, ce qui ne l’empêcha pas de le trouver sinistre. Quand Mme Rebka s’absenta quelques minutes aux toilettes, elle alla s’asseoir près du garçon.
Elle lui dit bonjour. Il la regarda un instant, puis tourna à nouveau la tête vers le mur.
« Qu’est-ce que c’est, Isaac ? demanda-t-elle.
— Ça vit sous terre », répondit le garçon.
Lise réprima alors un frisson et battit en retraite.
Turk et le Dr Dvali conférèrent au-dessus d’une carte.
Une carte pliable standard, qui représentait la topographie et les quelques routes d’Équatoria à l’ouest des montagnes. Lise jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Turk au moment où celui-ci traçait des lignes à l’aide d’un stylo et d’une règle. « Qu’est-ce que vous faites ?
— On triangule, répondit Turk.
— Vous triangulez quoi ? »
Avec une patience un rien forcée, Dvali montra un point sur la carte. « Voici la colonie où vous avez fait notre connaissance, mademoiselle Adams. Nous en sommes partis pour parcourir plus de trois cents kilomètres vers le nord… jusqu’ici. » Une chiure de mouche marquée Bustee. « À la colonie, Isaac était obsédé par une direction très précise, que nous avons représentée. » Une longue ligne partant vers l’ouest. « Mais depuis notre arrivée ici, sa sensibilité directionnelle semble avoir un peu changé. » Une autre longue ligne, pas tout à fait parallèle à la première. Les lignes se rapprochaient sur l’immensité ambre du désert, s’enfonçaient derrière les limites, portées sur la carte, des concessions internationales minières, et venaient se croiser dans le Rub al-Khali, le plateau sablonneux qui constituait le quart occidental d’Équatoria.
« C’est ce qu’il montrait du doigt ?
— Il l’a fait tout l’été… avec plus d’insistance depuis quelques semaines.
— Et c’est quoi ? Il y a quoi, à cet endroit ?
— Rien, pour autant que je sache. Il n’y a rien du tout là-bas.
— Mais il veut y aller.
— Oui. » Le Dr Dvali regarda les autres Quatrièmes derrière Lise. « Et nous allons l’y emmener. »
Les femmes Quatrièmes ne dirent rien, se contentant de le regarder.
Enfin Mme Rebka, à contrecœur, accepta d’un hochement de tête.
Lise n’arriva pas à dormir, cette nuit-là. Elle s’agita sur son matelas en écoutant les bruits des autres. Le traitement des Quatrièmes guérissait peut-être beaucoup de choses, mais pas le ronflement. Toujours était-il qu’ils dormaient. Et pas elle.