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Bien après minuit, elle finit par se lever et, enjambant les corps endormis, alla s’asperger le visage d’eau tiède dans la salle de bains. Au lieu de retourner se coucher, elle s’approcha ensuite de la fenêtre où, posté sur une chaise, Turk montait la garde.

« J’arrive pas à dormir », chuchota-t-elle.

Turk ne quitta pas des yeux la rue, vide spectral sous une lune dont la poussière tamisait la lumière. Il ne se passait rien. Aucun signe que les étranges éruptions pourraient reprendre. Au bout de quelques instants, Turk demanda : « Tu veux parler ?

— Je ne voudrais pas réveiller quelqu’un.

— Allons dans la voiture. » Turk et le Dr Dvali l’avaient rapprochée de la chambre afin d’en faciliter la surveillance. « On peut s’y installer un moment. Il n’y a plus beaucoup de risques. »

Lise n’avait pas quitté la chambre depuis leur arrivée, aussi l’idée la séduisit-elle. Elle portait son seul jean et une chemise trop grande empruntée dans la colonie des Quatrièmes. Elle enfila ses chaussures sur ses pieds nus.

Turk ouvrit la porte, qu’il referma doucement derrière eux. L’odeur des cendres se fit aussitôt plus forte. Du soufre, ou quelque chose d’aussi âpre… pourquoi les cendres sentaient-elles le soufre ? Les machines des Hypothétiques se développaient dans des endroits glacés, du moins d’après ce que Lise avait appris en classe : des astéroïdes lointains, les lunes gelées de planètes gelées. Y avait-il du soufre là-bas ? Elle avait entendu dire qu’on en trouvait sur les lunes de… de Jupiter, non ? Le système solaire du Nouveau Monde avait une planète du même genre, une géante radioactive glacée, loin du Soleil.

Le vent était tombé avec la nuit. Malgré le ciel voilé, elle vit quelques étoiles. Quand elle était toute petite, son père adorait déjà lui montrer les étoiles. Il lui disait qu’elles avaient besoin de noms et ils les baptisaient ensemble. Grande Bleue, Pointe de triangle. Ou des noms plus idiots : Belinda, Pamplemousse, Antilope.

Elle se glissa à l’avant de la voiture près de Turk.

« Il faut qu’on parle de ce qui va se passer », commença-t-il.

Oui. Indéniablement. Elle répondit : « Les Quatrièmes emmènent Isaac dans l’Ouest.

— Exact. Je ne sais pas à quoi ils espèrent parvenir.

— Ils le pensent capable de parler aux Hypothétiques.

— Génial… et pour leur dire quoi ? Les humains vous saluent bien ? Soyez gentils, arrêtez de nous chier dessus depuis l’espace ?

— Ils espèrent apprendre quelque chose de profond.

— Tu y crois ?

— Non. Mais eux, oui. Dvali, du moins.

— Les Quatrièmes sont en général des gens assez raisonnables, mais toi, tu parierais sur un tel résultat ? Moi, non, en tout cas. »

Lise supposa que c’était comme la religion : on ne pariait pas sur le sacré, on le cherchait juste le cœur ouvert en espérant que tout se passerait au mieux. Mais elle ne le dit pas à Turk. « Et donc, on fait quoi, quand ils partiront dans le désert ?

— J’envisage de les accompagner, dit Turk.

— Tu… Pardon ?

— Eh bien, pourquoi pas ? Tu as vu la carte, il me semble ? L’endroit où ils vont est aux trois quarts du chemin jusqu’à la côte ouest. De là-bas, une route correcte mène à l’océan. Sur la côte ouest, Lise, il n’y a que des villages de pêcheurs et des stations de recherche. Il suffit de prendre un bateau rentrant à Port Magellan par la route sud, et le temps que j’y arrive, plus personne ne me recherchera, toute cette histoire de Quatrièmes sera terminée et la Sécurité génomique aura sans doute tout compris. Je pense avoir assez d’amis dans la communauté des Quatrièmes pour arriver à me procurer de nouveaux papiers d’identité. »

Dans le désert, les nuits étaient fraîches à cette époque de l’année. Les sièges étaient glacés et la discussion avait généré de la condensation sur les fenêtres. « Ça pose quelques problèmes.

— Je trouve aussi… lesquels, pour toi ? »

Elle essaya de faire preuve de logique. « La chute de cendres, déjà. Même sur des routes praticables, même avec une bonne voiture, on peut se retrouver retardé, tomber en panne sèche, casser le moteur.

— C’est un risque, admit-il, mais on peut le limiter, en emportant des outils, des pièces détachées, du carburant et tout.

— Et il y a un prix à payer quand on voyage avec les Quatrièmes. Ils espèrent découvrir quelque chose là-bas. S’ils avaient raison ? Tu as vu la manière dont cette chose volante a foncé sur Isaac, non ? Il est peut-être bien spécial, il se sent peut-être spécialement attiré par, euh, par ce qui pousse dans les cendres, et dans ce cas, ça pourrait être un obstacle majeur.

— J’y ai pensé aussi. Mais je n’ai jamais entendu parler de blessures graves occasionnées par ces choses, sauf accidentellement. Même Isaac n’a rien. Quoi qu’il lui soit arrivé, ça ne semble pas avoir aggravé son état.

— La chose a atterri sur son visage, Turk. Elle s’est infiltrée dans sa peau.

— Il peut se lever, il n’a pas de fièvre, il n’est pas plus malade qu’avant.

— Tu ne dirais pas ça s’il s’agissait de toi.

— Justement… ce n’était pas moi : j’ignore tout de cette chose, mais ce n’est pas moi qu’elle voulait.

— Alors on suit le mouvement, et une fois qu’ils en ont fini, d’une manière ou d’une autre, avec Isaac, on part sur la côte ? C’est ça, le plan ? »

Il répondit avec un embarras que Lise perçut malgré la pénombre régnant dans l’automobile. « On n’est pas obligés de le faire tous les deux. Si tu veux, tu peux rester ici et essayer de trouver quelqu’un pour rentrer par le col quand il ne sera plus bloqué par les cendres. Tu as davantage de choix que moi. Objectivement, c’est sans doute la solution la plus sûre. »

Objectivement. Turk s’imaginait sans doute lui laisser toute latitude pour se retirer avec élégance d’un plan imprudent. Il vivait le genre de vie qui permettait des revers de fortune soudains et de gros paris contre le destin. Pas elle. Voilà ce que cela impliquait, et bien entendu, de manière générale, c’était exact… sauf ces derniers temps.

« Je vais y réfléchir », promit-elle avant de descendre de voiture dans la lueur de la lune en regrettant de n’avoir pas réussi à dormir.

Au matin, Bustee semblait presque normal, avec quelques piétons dans les rues, et quelques véhicules solides qui commençaient à se diriger vers les villes plus importantes au sud. Les autochtones regardaient bouche bée les restes de vie extraterrestre accrochés aux façades des bâtiments ou jonchant les trottoirs comme des jouets brisés aux couleurs vives désormais passées. La vie qui se reconstitue, songea Lise, malgré l’étrangeté. Sa propre vie, détricotée plus en profondeur, mettait davantage de temps à se raccommoder.

Ayant désormais atteint un consensus, les Quatrièmes sortirent chercher des provisions. Le Dr Dvali, Sulean Moï, Diane Dupree et Turk allèrent voir ce qu’on pouvait encore acheter dans les magasins locaux. Turk parlait même d’un second véhicule, s’ils pouvaient s’en procurer un.

Lise resta dans la chambre du motel avec Mme Rebka et Isaac dans l’espoir de trouver encore une heure ou deux de sommeil. Cela se révéla difficile, car Isaac s’agitait à nouveau. Pas à cause de la chose volante qui l’avait attaqué – elle semblait lui être aussi vite sortie de l’esprit qu’un mauvais rêve –, mais d’un nouveau sentiment d’urgence, d’un besoin de foncer au cœur de ce qui se passait dans l’Ouest. Mme Rebka avait timidement posé quelques questions. Que voulait-il dire en parlant de quelque chose « sous la terre » ? Mais Isaac n’arrivait pas à répondre et cela le contrariait d’essayer.