— Ma démission », répondit Brian.
Vingt-quatre
Le dernier être humain qu’ils virent à l’ouest de Bustee était une femme corpulente occupée à fermer une station-service Sinopec. Elle avait déjà arrêté les pompes, mais elle les réactiva le temps de remplir le réservoir des deux véhicules, tout en expliquant au Dr Dvali, avec un accent cantonais, à quel point il était stupide de s’enfoncer plus avant dans le désert. Il ne restait plus personne là-bas, d’après elle. Même les foreurs et les ouvriers travaillant sur les oléoducs, jusqu’aux journaliers sans autre argent que celui qu’ils espéraient gagner, étaient partis dans l’Est après la première chute de cendres. « C’était pire là-bas, dit-elle.
— Pire de quelle manière ?
— Juste pire. Plus les tremblements de terre.
— Des tremblements de terre ?
— Des petits. Qui ont fait des dégâts. Tout ça, il faudra le réparer, quand on pourra revenir sans danger. Si c’est possible un jour. »
Le Dr Dvali fronça les sourcils. « En fait, dit Turk, on va sur la côte ouest, de l’autre côté du désert.
— C’est une manière idiote d’y arriver », conclut la Cantonaise, et Turk ne put que hocher la tête en haussant les épaules.
De la poussière extraterrestre, mêlée à du sable ordinaire, s’était accumulée sur les planches blanc-soleil de la station-service. Le vent soufflait du sud, sec et brûlant. Un monde saupoudré de talc, se dit Lise. Elle pensa à ce qu’avait dit Turk sur la côte ouest, l’autre côté du désert. Elle imagina des vagues déferlant sur une plage, quelques hardis chalutiers ancrés dans un port naturel. Des averses, de la verdure et l’odeur de l’eau.
Tout le contraire de cet horizon impitoyable écrasé par le soleil.
Une manière idiote d’y arriver. Eh bien, oui, sans aucun doute.
Durant leur long trajet en voiture, Sulean Moï observa la manière dont Avram Dvali et Anna Rebka se comportaient avec Isaac.
Mme Rebka, sa mère presque malgré elle, était la plus attentive. Dvali se montrait moins directement concerné – le garçon avait commencé à éviter son contact – mais son attention ne cessait de revenir à l’enfant.
Dvali est un idolâtre, pensa Sulean. Il vénère une monstruosité. Il croit qu’Isaac détient la clé de… de quoi ? Pas de la « communication avec les Hypothétiques ». Il avait depuis longtemps abandonné ce but linéaire et bien défini. Un saut cognitif, une intimité avec les forces énormes qui avaient façonné les mondes ordinaire et céleste. Dvali voulait qu’Isaac soit un dieu, ou du moins touché par Dieu, et toucher à son tour l’ourlet de son vêtement pour connaître l’illumination.
Et moi, se dit Sulean. Qu’est-ce que moi, je veux d’Isaac ? Par-dessus tout, elle avait voulu empêcher sa naissance. C’était pour prévenir de telles tragédies qu’elle avait quitté l’ambassade martienne à New York. Elle s’était transformée en présence lugubre et souvent importune dans la communauté des Quatrièmes terriens, vivant de leur charité tout en leur reprochant leur orgueil démesuré. N’adorez pas les Hypothétiques : ce ne sont pas des dieux. N’essayez pas de combler le fossé entre humains et Hypothétiques : il ne peut être comblé. Nous le savons. Nous avons essayé. Et nous avons échoué. Ce faisant, nous avons commis ce qu’on ne peut qu’appeler un crime.
Nous avons façonné une vie humaine pour servir nos propres buts sans, en fin de compte, obtenir rien d’autre que la douleur, rien d’autre que la mort.
Au cours de ses pérégrinations terrestres, elle avait contrecarré deux projets de ce genre. Deux communautés de Quatrièmes dissidents, l’une dans le Vermont, l’autre dans la campagne danoise, avaient été sur le point de créer un enfant hybride. Dans les deux cas, Sulean avait alerté des Quatrièmes plus conservateurs et usé du poids moral qu’ils lui accordaient en tant que Quatrième martienne. Dans ces deux cas, elle avait réussi à empêcher une tragédie. Mais cette fois-ci, elle avait échoué. Elle arrivait douze ans trop tard.
Elle tenait pourtant à accompagner l’enfant dans ce qui était sans nul doute son dernier voyage, au lieu de partir continuer son travail ailleurs. Pourquoi ? Elle se permit de se demander si elle était aussi sensible que le Dr Dvali au charme trompeur du contact… même si elle savait cela impossible et absurde.
C’était sans doute plutôt parce que le petit Isaac avait prononcé quelques mots dans une langue qu’il ne pouvait pas connaître.
Autrement dit : parce qu’elle avait peur de lui.
« Vous en pensez quoi, demanda Turk, de ce qu’a dit cette dame sur les tremblements de terre ? »
Il voyageait dans le véhicule de tête avec Dvali, qui avait pris le volant. Le vent continuait à pousser des traînées de poussière sur la route, mais la majeure partie des cendres semblait avoir été emportée… ou absorbée par le sol, tout comme cette chose volante par la peau d’Isaac.
Encore un jour de voyage, et ils atteindraient les limites des concessions pétrolières. La cible qu’ils avaient triangulée se trouvait trois cents kilomètres plus à l’ouest.
« Je ne vois aucune raison de ne pas y croire, répondit posément le Dr Dvali. Il y avait quelque chose aux infos ? »
Turk gardait la radio du Dr Dvali dans une oreille, malgré une réception intermittente. Ils se trouvaient à grande distance des aérostats. « Rien sur des tremblements de terre. Mais je n’exclurais pas l’éventualité. » À ce stade, il n’aurait exclu ni les dinosaures ni les Munchkins. « Elles disaient que ça pourrait recommencer, la chute de cendres. Vous y croyez ?
— Je n’en sais rien, répondit le Dr Dvali. Personne rien sait rien. »
Sauf peut-être Isaac, songea Turk.
Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans un imposant hôtel-restaurant qui servait à l’accueil des chauffeurs de camions-citernes, mais se trouvait à présent abandonné.
Pour une raison qui n’avait rien de mystérieux : des pousses extraterrestres ornaient le toit du bâtiment. Des choses criardes et tubulaires, transformées en dentelle par leur propre décomposition. Mais d’un poids initial sans doute important, car le toit s’était effondré par endroits. Un filigrane de cirres bleus avait de surcroît envahi le restaurant, recouvrant tout ce qui se trouvait à quelques mètres de la porte (sol, plafond, tables, chaises, chariot de service) de cordons et ficelles aléatoirement entremêlés. Qui se décomposaient aussi. Quand on les touchait, ils se transformaient en poudre rance.
Turk récupéra les clés à la réception et ouvrit des portes jusqu’à trouver un nombre suffisant de chambres intactes pour leur permettre enfin une certaine intimité. Turk et Lise prirent une chambre, Dvali une autre, Sulean Moï consentit à partager une suite avec Diane, Mme Rebka et le petit Isaac.
Sulean n’était pas mécontente de la répartition des chambres. Elle n’arrivait pas à apprécier Mme Rebka, mais elle espérait pouvoir passer quelques instants en tête à tête avec le garçon.
L’occasion se présenta dans la soirée. Dvali convoqua tout le monde pour ce qu’il appela une « réunion communautaire ». Isaac ne pouvait y participer, bien entendu, et Sulean se porta volontaire pour rester avec lui… arguant n’avoir rien à apporter à la discussion.
Mme Rebka accepta sans enthousiasme. Dès qu’elle quitta la pièce, Sulean se rendit au chevet du garçon.
Il n’avait pas de fièvre, il était même parfois bien éveillé, et il arrivait à se redresser, à marcher et à absorber de la nourriture. Il avait été d’un calme merveilleux dans la voiture, comme débarrassé d’une partie de son effrayant besoin inhumain depuis que la chose volante s’en était prise à lui. Dvali détestait parler de cet événement, puisqu’il ne le comprenait pas, mais c’était le premier contact profondément personnel du garçon avec les créations semi-vivantes des Hypothétiques. Sulean se demanda ce qu’il avait ressenti. La chose se trouvait-elle encore dans son corps, s’était-elle divisée en fragments moléculaires pour circuler dans son sang ? Et si oui, pourquoi ? Y avait-il seulement une raison, ou n’était-ce encore qu’un tropisme stupide produit par des millions et des millions d’années d’évolution ?