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Elle aurait aimé pouvoir interroger Isaac à ce sujet. Mais elle n’avait le temps que pour les questions les plus urgentes.

Elle s’obligea à sourire au garçon. Isaac lui rendit son sourire d’aussi bon cœur que d’habitude. Je suis son amie, pensa-t-elle. Son amie martienne. « J’ai connu quelqu’un comme toi, dit-elle, il y a longtemps.

— Je me souviens », dit Isaac.

Sulean sentit son cœur tressaillir.

« Tu sais de qui je parle ? »

Un mot. « Esh.

— Tu sais, pour Esh ? »

Isaac hocha solennellement la tête, ses yeux pailletés d’or désormais distants.

« Qu’est-ce que tu sais de lui ? »

Isaac commença à raconter la brève enfance d’Esh à la station de Bar Kea, et Sulean fut stupéfaite d’entendre le garçon parler à nouveau le dialecte martien d’Esh.

Elle en eut le vertige. « Esh », murmura-t-elle.

Isaac répondit en anglais : « Il ne peut pas t’entendre.

— Mais toi, tu l’entends ?

— Il ne peut pas parler, Sulean. Il est mort. Tu le sais. »

Bien sûr qu’elle le savait. Elle avait serré son corps agonisant dans ses bras, malade de savoir qu’elle l’avait aidé à s’échapper dans le désert, à retrouver la chose qu’il voulait si éperdument, la même que voulait Isaac, c’est-à-dire les Hypothétiques, c’est-à-dire la mort.

Elle dit : « Mais tu peux parler avec sa voix.

— Parce que je me souviens de lui.

— Tu te souviens de lui ?

— C’est qu’il… Je ne sais pas comment expliquer ! »

Le garçon commençait à s’angoisser. Sulean réprima sa propre terreur et s’obligea à afficher un sourire qu’elle espérait rassurant. « Tu n’as pas besoin d’expliquer. C’est un mystère. Je ne comprends pas non plus. Dis-moi juste l’impression que ça fait.

— Je sais ce que je suis, je sais ce qu’ils m’ont fait être, le Dr Dvali, Mme Rebka, ils veulent que je parle aux Hypothétiques, sauf que je ne peux pas. Je suis désolé, mais je ne peux pas. Mais il y a quelque chose en moi… » Il montra son thorax. « Et là-bas… » Le désert. « … quelque chose qui se souvient d’un million de choses, Esh n’en est qu’une parmi toutes les autres, mais il est comme moi, alors ça me fait moi me souvenir de lui… je veux dire… »

Sulean lui caressa la tête. Il avait les cheveux ternes et pleins de sable. Tout ce voyage sans eau pour prendre un bain. Le pauvre. « Allons, ne t’énerve pas.

— La chose en moi se souvient d’Esh et je me souviens de ce dont se souvenait Esh. Quand je te regarde, je vois les deux.

— Les deux quoi ?

— Comme tu es maintenant. Et comme tu étais à ce moment-là. »

Quel contraste, supposa Sulean.

« Et Esh me voit aussi ?

— Non, je te l’ai dit, il est mort, il ne voit rien. Il n’est pas là. Mais je sais ce qu’il dirait si il était là.

— Et que dirait-il, Isaac ?

— Il dirait… », et Isaac revint à la langue martienne, à des intonations affreusement familières malgré toutes ces longues et difficiles années écoulées depuis. « Il dirait : Salut, grande sœur. »

La voix d’Esh, incontestablement.

« Et il dirait…

— Quoi ? Raconte.

— Il dirait : N’aie pas peur. »

Oh, mais ça, je ne peux pas, pensa Sulean, et elle recula, s’éloigna du lit, recula presque jusqu’à la porte où, bien qu’elle ne l’ait pas entendu arriver, le Dr Dvali les écoutait, le visage rouge d’une émotion qui tenait autant de la jalousie que de la colère.

« Depuis combien de temps savez-vous cela sur lui ? »

Dvali avait tenu à s’éloigner un peu du relais routier et des autres, à s’enfoncer dans le paysage intimidant qui les entourait depuis plusieurs jours, comme si on avait recréé les déserts de Mars sur ce monde extraterrestre plus chaud. Un ciel énorme coiffait le vide vespéral, et des œuvres de l’homme, il ne restait que le plus sordide.

Esh, Esh, pensait-elle. Parcourir une telle distance pour entendre une nouvelle fois le son de sa voix. « Quelques semaines, parvint-elle à répondre.

— Des semaines ! Et vous comptiez partager cette information avec nous ?

— Il n’y a jamais eu la moindre information. Rien qu’une possibilité.

— La possibilité significative qu’Isaac, d’une manière ou d’une autre, partage des souvenirs avec votre expérience martienne, cet Esh…

— Esh n’était pas une expérience, mais un enfant, Dr Dvali. C’était aussi mon ami.

— Vous éludez ma question.

— Je n’élude rien du tout. Je n’ai rien à voir avec votre travail. Si j’avais pu, je ne vous aurais pas laissé le commencer.

— Mais vous n’avez pas pu, et maintenant, vous êtes là. Je pense que vous devriez vous pencher sur vos propres motivations, madame Moï. Je pense que vous êtes ici pour la même raison que nous avons créé Isaac. Parce que vous avez passé votre vie à essayer de comprendre les Hypothétiques, et au bout de… quoi, quatre-vingts ans ? quatre-vingt-dix ? vous n’êtes pas plus avancée que dans votre jeunesse. »

Les Hypothétiques n’avaient assurément jamais été loin de ses pensées, en tout cas depuis qu’ils avaient dévoré Esh. Une obsession ? Oui, peut-être, mais qui n’avait jamais influé sur son jugement… Encore que ?…

Quant à savoir si elle comprenait les Hypothétiques… « Ils n’existent pas, affirma-t-elle.

— Pardon ?

— Les Hypothétiques. Ils n’existent pas, pas comme vous les imaginez. Qu’est-ce que vous vous représentez quand vous pensez à eux ? Une grande présence sage et très vieille ? Des êtres d’une infinie sagesse impénétrable à nos esprits mesquins ? C’était l’erreur qu’ont faite les Quatrièmes martiens. La possibilité de discuter avec Dieu ne justifierait-elle pas n’importe quel risque ? Mais ils n’existent pas ! Entre les étoiles dans le ciel, il n’y a qu’une immense logique opérationnelle reliant une machine idiote à une autre. C’est très vieux, et complexe, mais ce n’est pas un esprit.

— Dans ce cas, répliqua Dvali, à qui venez-vous de parler ? »

Sulean ouvrit la bouche… et la referma.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien des jours, Lise et Turk firent l’amour. L’intimité d’une chambre particulière fut un aphrodisiaque à effet immédiat. Ils n’en parlèrent pas, n’eurent pas besoin d’en parler : dans la pénombre éclairée à la bougie, Lise s’était déshabillée et avait regardé Turk faire de même, puis elle avait soufflé la bougie et retrouvé Turk à la vague lueur, réduite par la poussière, de la lune. Il empestait, et elle aussi. Aucune importance. C’était la communication dans laquelle ils avaient toujours excellé. Elle se demanda un instant si, ailleurs dans cette ruine, les Quatrièmes entendaient grincer les ressorts de leur lit. Sans doute, conclut-elle. Et cela leur ferait sans doute du bien, s’ils les entendaient. Cela pourrait mettre du sel dans leurs vieilles vies fades.