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Trois mois auparavant, elle avait embauché Turk pour qu’il l’emmène de l’autre côté du massif de Mohindar, jusqu’à une station d’oléoduc nommé Kubelick’s Grave. Un arrangement purement professionnel. Elle essayait de retrouver la trace d’un ancien collègue de son père, un dénommé Dvali, mais elle n’arriva jamais à Kubelick’s Grave : un grain avait obligé l’appareil à atterrir sur un des hauts cols montagneux. Turk avait posé son avion sur un lac anonyme tandis qu’au nord comme au sud, des nuages ressemblant à de la fumée de canon tourbillonnaient entre les sommets de granit. Il avait amarré l’appareil sur une plage de galets avant d’établir un camp d’un confort surprenant sous un bosquet d’arbres qui, aux yeux de Lise, ressemblaient à des pins mutants et bulbeux. Le vent avait hurlé trois jours dans cette passe, avec une visibilité réduite à néant. Sortir de la tente en toile, c’était se perdre en quelques mètres. Turk faisait toutefois un homme des bois acceptable et avait emporté de quoi pallier les cas d’urgence : même les conserves paraissent délicieuses quand on se met à couvert de la nature sans autre équipement qu’un réchaud de camping et une lampe-tempête. En d’autres circonstances, cela aurait pu constituer une épreuve d’endurance de trois jours, mais Turk s’avéra de bonne compagnie. Elle n’avait pas prévu de le séduire et ne pensait pas qu’il avait entrepris de la séduire. L’attraction avait été soudaine, mutuelle, et complètement explicable.

Ils avaient échangé des anecdotes, s’étaient réchauffés l’un l’autre quand le vent les glaçait. Sur le moment, il avait semblé à Lise qu’elle apprécierait de s’enrouler dans Turk Findley comme dans une couverture pour s’exclure à jamais du reste du monde. Et si on lui avait demandé s’il ne s’agissait pas là du début de quelque chose de plus sérieux qu’une simple aventure inattendue, il n’est pas impossible qu’elle aurait répondu oui, peut-être.

À leur retour à Port M, elle avait l’intention de poursuivre leur relation. Mais Port M, à sa manière, corrompait vos meilleures intentions. Des problèmes qui n’avaient rien semblé peser à l’intérieur d’une tente dans le massif de Mohindar reprirent leur masse et leur inertie habituelles. Sa séparation avec Brian était alors un fait établi, du moins dans son esprit à elle, même si Brian risquait encore d’être sujet à des accès de trouvons-une-solution, sans, a priori, la moindre mauvaise volonté, mais humiliants pour lui comme pour elle.

Elle lui avait parlé de Turk, et même si cela avait permis d’entraver les tentatives de réconciliation de Brian, cela avait aussi introduit un tout nouvel élément de culpabilité : elle commença à soupçonner qu’elle se servait de Turk comme d’un outil, d’une espèce de levier émotionnel afin de contrer les efforts de Brian pour rallumer un feu éteint. Aussi, après quelques rencontres embarrassées, avait-elle laissé leur relation se flétrir. Mieux valait ne pas compliquer une situation déjà compliquée.

Mais il y avait maintenant un jugement provisoire de divorce dans la boîte à gants de sa voiture : son avenir était une page blanche, sur laquelle la tentation la prenait d’écrire quelque chose.

La foule sur la terrasse commença à réagir à la pluie de météorites. Elle leva les yeux au moment où trois lignes brillantes strièrent le zénith, comme chauffées à blanc. Les météorites provenaient d’un point bien au-dessus de l’horizon presque plein est, et avant qu’elle puisse détourner le regard, d’autres apparurent : deux, puis une, puis un spectaculaire groupe de cinq.

Cela lui rappela un soir d’été dans l’Idaho où elle était allée regarder les étoiles avec son père… elle ne pouvait avoir plus de dix ans. Son père, qui avait grandi avant le Spin, lui avait raconté les étoiles « comme elles étaient alors », avant que les Hypothétiques fassent avancer la Terre de quelques milliards d’années dans le cours du temps. Il disait regretter les anciennes constellations, et les anciens noms des étoiles. Mais il y avait eu des météorites, cette nuit-là, par dizaines, les plus grosses interceptées par la barrière invisible qui protégeait la Terre du Soleil ballonné, les plus petites incinérées en traversant l’atmosphère. Elle les avait observées tracer des arcs de cercle sur les cieux avec une vitesse et une brillance à vous couper le souffle.

Comme maintenant. Les feux d’artifice de Dieu. « Ouah », fut tout ce qu’elle trouva à dire.

Turk tira sa chaise du même côté de la table qu’elle afin de se placer, lui aussi, face à l’océan. Il ne fit pas une seule avance manifeste et elle devina qu’il n’en ferait sans doute aucune. Naviguer dans les hautes passes montagneuses avait dû être simple, comparé à cela. Elle ne bougea pas non plus, prit soin de ne pas bouger, mais ne put s’empêcher de sentir la chaleur du corps de Turk à quelques centimètres du sien. Elle sirota son café sans en percevoir la saveur. Il y eut une autre rafale d’étoiles filantes. Elle se demanda à voix haute si certaines d’entre elles touchaient le sol.

« Ce n’est que de la poussière, répondit Turk. Du moins d’après les astronomes. Les restes d’une vieille comète. »

Mais quelque chose de nouveau avait attiré l’attention de Lise. « Et ça ? » demanda-t-elle en montrant un endroit à l’est, plus bas sur l’horizon, là où le ciel sombre rencontrait les eaux encore plus sombres de l’océan. Elle avait l’impression que quelque chose tombait, là-bas… non des météorites, mais des points brillants qui restaient en l’air comme des fusées éclairantes, ou comme l’idée qu’elle se faisait des fusées éclairantes. Leur lumière se reflétait dans l’océan, le colorant de traînées orange. Elle ne se souvenait pas avoir assisté à quoi que ce soit de ce genre durant son précédent séjour sur Équatoria. « Ça en fait partie ? »

Turk se leva. Ainsi que quelques autres des nombreuses personnes présentes sur la terrasse. Un murmure perplexe supplanta rires et bavardages. Des téléphones commencèrent à bourdonner ou jacasser ici et là.

« Non, répondit Turk. Ça n’en fait pas partie. »

Trois

En dix ans de Nouveau Monde, Turk n’avait jamais rien vu de semblable.

Ce qui, en un sens, était tout à fait caractéristique. Le Nouveau Monde vous rappelait sans cesse qu’il n’était pas la Terre. Les choses s’y passaient différemment. Ce n’est pas le Kansas, comme disaient les gens, et ils disaient sans doute la même chose dans une dizaine de langues. Ce n’est pas les steppes. Ce n’est pas Kandahar. Ce n’est pas Mombasa.

« Tu crois que c’est dangereux ? » demanda Lise.

C’était de toute évidence l’avis de certains clients du restaurant, à voir la hâte mal dissimulée avec laquelle ils réglaient leur note et rejoignaient leur voiture. En quelques minutes, il ne resta qu’une poignée d’inconditionnels sur la grande terrasse en bois. « Tu veux partir ? demanda Turk.

— Pas si tu veux rester.

— J’imagine qu’on court autant de risques ici qu’ailleurs, dit Turk. Et la vue est meilleure. »

Le phénomène continuait à flotter au-dessus de l’océan, même s’il semblait s’approcher régulièrement. Il ressemblait à une averse lumineuse, à un nuage gris et houleux parcouru de lumière… à un orage vu de loin, sauf que les lueurs n’étaient pas intermittentes, comme avec les éclairs, mais semblaient accrochées sous l’obscurité ondulante et l’éclairer par en dessous. Turk, qui avait assisté à l’arrivée d’un certain nombre de tempêtes par l’océan, estima que celle-ci approchait à peu près à la vitesse du vent local. La lumière qui en tombait paraissait composée de particules lumineuses ou en cours de combustion, peut-être aussi denses que de la neige. Il pouvait toutefois se tromper sur ce point : il ne neigeait jamais sur cette partie d’Équatoria, et lui-même n’avait plus revu de neige depuis bien des années, au large du Maine.