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Vingt-cinq

Ils étaient arrivés aux limites des concessions pétrolières – le bout désertique de nulle part – lorsque la troisième et la plus intense des chutes de cendres commença.

Elle ne les surprit pas totalement, grâce au récepteur télécom du Dr Dvali, même s’il ne fonctionnait que par intermittence : les précipitations avaient été assez légères à Port Magellan, mais plus denses dans l’Ouest, comme si elles s’y concentraient.

Quand le Dr Dvali annonça la nouvelle, cette menace avait pris une visibilité de mauvais augure. Lise, qui regardait par la lunette arrière de la voiture en train de foncer sur la grande route reliant deux horizons aussi plats l’un que l’autre, vit des nuages couleur d’ardoise en ébullition se matérialiser dans un ciel d’un bleu crayeux.

« Il va falloir se remettre à couvert », entendit-elle dire Turk.

Au sud-ouest, Turk distinguait tout juste les silhouettes noir-argent du complexe de forage et de pompage d’Aramco. Sans doute évacué – deux des tours les plus lointaines semblaient s’écarter de la verticale, à moins qu’il ne s’agisse d’une illusion d’optique –, mais d’après Turk, des machines tout comme des hommes armés continuaient à protéger le site.

Par chance, ils n’avaient pas besoin d’aller dans cette direction. Autour des concessions pétrolières s’étaient développés un certain nombre de commerces gérés par des hommes seuls pour des hommes seuls : boîtes de strip-tease, bars, sex-shops. En continuant un peu sur la route, ils en trouveraient par conséquent des plus respectables, avec des logements pour la main-d’œuvre. Qui apparurent tandis que les deux voitures essayaient de garder de l’avance sur le nuage noir arrivant à toute vitesse par l’est : une route secondaire avec un portail (ouvert), un petit centre commercial (magasin d’alimentation, détaillants de produits culturels, un multimart) et un certain nombre de solides bâtiments en béton dans lesquels des appartements fonctionnels d’une ou deux pièces s’empilaient comme des boîtes.

Dans le véhicule de tête, qu’il partageait avec Lise et le Dr Dvali, Turk vit en regardant par-dessus son épaule l’autre tout-terrain s’engager dans le parking du centre commercial. Dvali fit brusquement demi-tour pour aller l’intercepter devant le magasin d’alimentation.

« Approvisionnement, expliqua Diane.

— On n’a pas le temps, répliqua Dvali d’un ton définitif. Il faut qu’on se mette à l’abri.

— Comme dans le bâtiment devant ? Je propose que vous alliez y entrer par effraction ou je ne sais comment, on vous suivra dès qu’on aura trouvé à manger. »

L’idée déplaisait manifestement à Dvali, mais Turk la trouva tout aussi manifestement sensée : ils commençaient à manquer d’objets de première nécessité, et la tempête de cendres pourrait bien les bloquer quelques jours. « Faites vite », capitula Dvali d’un air malheureux.

Le concepteur de la cité ouvrière s’était gardé d’en dissimuler la nature institutionnelle. À l’extérieur des bâtiments, on voyait du béton usé par les intempéries, un trottoir fissuré et un parking désert attenant à un court de tennis à clôture grillagée, avec un filet effondré en masse informe. Turk approcha d’une porte en acier creux recouverte d’une peinture jaune industrielle et sans nul doute percutée au fil des ans par des centaines de chaussures d’ouvriers foreurs complètement ivres. Elle était verrouillée, mais par une serrure fragile que Turk fit assez vite céder avec un démonte-pneu, pendant que Dvali donnait des signes d’impatience et jetait par-dessus son épaule des coups d’œil à la tempête qui approchait. Déjà la lumière diminuait, le disque du soleil faiblissait et s’assombrissait.

La porte s’ouvrit et Turk pénétra dans l’obscurité, suivi par le Dr Dvali puis par Lise.

« Berk ! s’écria la jeune femme. Mince, qu’est-ce que ça pue ! »

Les ouvriers semblaient avoir évacué en hâte : dans nombre des appartements s’ouvrant sur ce couloir – appartements qui ressemblaient plutôt à des cellules, avec leurs petites fenêtres en hauteur et leurs salles de bains en alcôve –, on avait laissé de la nourriture à pourrir et abandonné les toilettes sans en tirer la chasse. Ils se mirent à la recherche des logements les plus présentables au rez-de-chaussée et en choisirent trois, deux adjacents et l’un de l’autre côté du couloir, dont les occupants précédents avaient emporté les denrées les plus manifestement périssables. Lise leva les bras pour ouvrir une fenêtre, mais Dvali l’en empêcha : « Non, pas avec la poussière qui arrive. Il faudra supporter la puanteur. »

Il n’y avait pas d’électricité et la lumière décroissait à vue d’œil. Le temps que Turk et Dvali déchargent leurs affaires de la voiture, l’après-midi s’était transformé en un crépuscule sale et les cendres avaient commencé à tomber comme de la neige. « Où sont les autres ? demanda Dvali.

— Je pourrais aller leur dire de se dépêcher, proposa Turk.

— Non… ils savent où on est. »

Diane et Sulean Moï laissèrent Mme Rebka dans la voiture avec Isaac le temps d’aller dérober des provisions. Le magasin avait été presque entièrement vidé, mais elles trouvèrent dans une réserve à l’arrière quelques cartons de soupes en conserve, peu appétissantes, mais qui pourraient leur sauver la vie si la tempête les empêchait de sortir un certain temps. Elles emportèrent quelques-uns de ces cartons dans la voiture tandis que le ciel s’assombrissait de plus en plus. « Encore un carton et on se met à l’abri », finit par décider Diane en évaluant l’approche du nuage de cendres.

Une lucarne au-dessus des allées du magasin projetait une vague lumière sur les rayons vides, en partie écroulés par une secousse antérieure. Prenant chacune un dernier carton, Diane et Sulean se dirigèrent vers la sortie, leurs pieds crissant sur le verre et les débris.

Elles entendirent les hurlements d’Isaac dès leur arrivée sur le trottoir. Diane laissa aussitôt tomber ses provisions, répandant des boîtes de purée de légumes sur le sol, ouvrit d’un coup sec la portière côté passager puis jeta par-dessus son épaule : « Aide-moi ! »

Les hurlements du garçon ne cessaient que lorsqu’il s’efforçait de reprendre son souffle, et Diane ne put s’empêcher de penser que ce bruit devait être à lui seul douloureux à produire, que les poumons d’un enfant ne devraient pas être capables d’un son aussi horrible. Il battait des mains et des pieds, aussi lui attrapa-t-elle et lui immobilisa-t-elle les poignets, ce qui exigea d’elle davantage de force qu’elle ne s’y était attendue. À l’avant, Mme Rebka s’efforçait d’enfoncer la carte-clé dans sa fente. « Il vient juste de se mettre à hurler… je n’arrive pas à le calmer ! »

Le plus urgent était de se mettre à l’abri. « Démarrez la voiture, dit Diane.

— J’ai essayé ! Ça ne marche pas ! »

La tempête arrivait au-dessus d’eux, ce n’était plus quelques menaçants flocons de poussière, mais un front turbulent qui surgissait du désert avec une rapidité et une implacabilité effrayantes. Elle éclata avant que Diane puisse ajouter un mot et ils se retrouvèrent aussitôt engloutis dedans, s’étouffant dedans.

S’étouffant littéralement, Diane eut un haut-le-cœur, et même Isaac se tut dès qu’il inspira une bouffée de poussière. Toute lumière disparut, l’atmosphère devenant d’un noir et d’une densité impénétrables. Diane cracha une bouchée au goût infect qui lui bloquait la respiration et parvint à crier : « Il faut l’emmener à l’intérieur ! »

Mme Rebka avait-elle entendu ? Et Sulean ? Il fallait le croire, car la Martienne, silhouette à peine perceptible, aida Diane à soulever le garçon et à le porter dans le magasin d’alimentation. Mme Rebka les suivit, la main sur le dos de Diane.