Leur situation ne s’améliora guère une fois à l’intérieur. D’énormes rafales de cendres entraient par la lucarne brisée. Les deux femmes réussirent à mettre Isaac debout entre elles et il soutint même son propre poids tandis qu’elles cherchaient la réserve à l’aveuglette. Elles la trouvèrent, s’enfermèrent à l’intérieur, dans le noir complet, attendant que la poussière se dépose suffisamment pour leur permettre de respirer vraiment, s’apercevant que c’était bien pire que ce à quoi elles s’étaient attendues. Après toutes ces années, pensa Diane, est-ce ici que je suis venue mourir ?
Vingt-six
Dès que la tempête éclata, il devint évident qu’Isaac et les trois femmes s’étaient retrouvés bloqués ailleurs.
Parce que, cette fois, « tempête » n’était pas qu’une abstraction. Ce n’est pas une vague chute de poussière, se dit Lise, genre averse de neige en début d’automne dans le Vermont. Ni un incompréhensible phénomène astrophysique que pourrait balayer la lumière du matin. À Port Magellan, cela aurait empêché la ville de fonctionner pendant plusieurs mois. C’était un déluge, une inondation, même dans l’Ouest profond, évacué, où il ne restait pas grand monde pour voir ce qui se passait et personne pour envoyer de l’aide.
Le pire, c’était l’obscurité. L’expédition ayant été divisée, ils disposaient seulement des deux torches électriques du véhicule qu’avait conduit Dvali. Bien que chargées à bloc et d’une durée garantie (d’après l’étiquette) de cent heures, leur puissance cumulée ne créait qu’une zone de lumière lamentablement réduite dans une immense et étouffante obscurité. Turk et le Dr Dvali tinrent à explorer les trois niveaux du bâtiment pour s’assurer que les fenêtres accessibles ne laisseraient pas entrer de poussière. Tâche effrayante et difficile, rappel permanent qu’ils se trouvaient absolument seuls dans ce bâtiment creux où hurlait le vent. Les cendres réussirent d’ailleurs à entrer quand même, envahissant les inéluctables fentes et fissures, se répandant hors des cages d’escalier. Leurs particules flottaient dans le rayon des torches, et leur puanteur s’immisçait dans l’air, dans leurs habits et dans leurs corps.
Ils finirent par s’installer dans une chambre au deuxième étage, où la fenêtre leur permettrait d’évaluer la situation à l’extérieur (si le matin revient, se dit Lise, si la lumière du soleil nous arrive à nouveau). Turk ouvrit avec son canif une boîte de corned-beef, qu’il servit sur des assiettes en plastique dénichées dans un des placards de la cuisine.
Lise en était arrivée à la conclusion que les ouvriers foreurs vivaient comme des étudiants de première année. Des étudiants en colère et dépressifs. Pièces à conviction A, B et C : les bouteilles vides éparpillées un peu partout, les tas d’habits abandonnés dans les coins, les matelas nus et les autels en papier déchiré à la gloire des Plus Gros Seins du monde.
Dvali parlait d’Isaac. Il en parlait depuis des heures, semblait-il à Lise, tracassé par son absence et par ce que pourrait signifier cette averse « pour son statut de communicant ». Tout cela commença à paraître plus qu’un peu dément à Lise, au point de la pousser à demander : « Si vous vous souciez autant de lui, vous auriez pu lui donner un nom de famille, vous ne croyez pas ? »
Dvali lui décocha un regard oblique. « Nous l’avons élevé collectivement. Mme Rebka l’a appelé Isaac, ça nous a paru suffisant.
— Vous auriez pu l’appeler Isaac Hypothétique, intervint Turk. Étant donné sa paternité.
— Je ne trouve pas ça drôle », protesta Dvali. Mais au moins, il se tut.
Les cendres tombaient plus épaisses que jamais. Lise les voyait derrière la fenêtre quand elle braquait une torche dessus, mais seulement comme un remous indifférencié de gris scintillant. Il y en a davantage qu’à Port Magellan, se dit-elle. Davantage qu’à Bustee.
Elle ne se donna pas la peine de réfléchir à ce qui pourrait pousser dedans.
L’atmosphère mit beaucoup de temps à se dégager, dans la réserve mal isolée de l’épicerie, et elle n’y parvint jamais tout à fait, mais Diane finit par remarquer qu’elle souffrait moins des poumons, qu’elle avait la gorge moins irritée, que son vertige devenait peu à peu supportable.
Combien de temps s’était-il écoulé depuis le début de la tempête ? Deux heures, dix ? Impossible de le savoir avec certitude. Il n’y avait plus de soleil, ni d’ailleurs plus la moindre lumière. Elles n’avaient pas eu le temps de récupérer des torches dans la voiture, ni même quoi que ce soit. Juste celui de fouiller l’étroite réserve (à tâtons et de mémoire) pour trouver de quoi se rincer la bouche pleine de cendres : une cachette de boissons gazeuses en bouteilles de plastique. Le liquide tiède moussa sur la langue et se mêla aux particules inhalées jusqu’à prendre un goût de flanelle carbonisée. Mais au moins, si on en buvait beaucoup, on arrivait ensuite à parler.
Les trois femmes entouraient Isaac, qui, allongé sur le sol de béton, respirait avec bruit. Isaac est devenu notre pierre de touche, se dit Diane. Il avait bu à plusieurs reprises quelques gorgées à l’une des bouteilles, mais était fiévreux – sa peau irradiait une chaleur nouvelle, effrayante – et n’avait pas pu ou voulu parler depuis le début de la chute de cendres.
Nous sommes comme les trois sorcières dans Macbeth, se dit Diane, et Isaac est notre chaudron bouillant.
« Isaac, appela Anna Rebka, Isaac, tu m’entends ? »
Isaac réagit par un mouvement des membres et un vague murmure, peut-être d’assentiment.
Diane savait qu’ils mourraient peut-être là, tous les quatre. Ce qui ne l’inquiétait pas spécialement, même si elle redoutait la douleur et le désagrément. L’un des avantages à devenir un Quatrième (et il n’y avait que des Quatrièmes dans la pièce, y compris Isaac, à sa manière) était l’atténuation de la peur de mourir. Après tout, elle avait vécu très longtemps. Elle avait des souvenirs du monde d’avant le Spin, de la Terre telle qu’elle n’existait plus et telle qu’elle l’avait connue dans son enfance, elle se souvenait de la dernière nuit de cette Terre-là : une maison, une pelouse, le ciel. À l’époque, elle croyait à l’existence d’un dieu, un dieu qui aimait le monde et de ce fait, lui donnait un sens.
Le dieu qui lui manquait, peut-être même celui auquel le Dr Dvali avait inconsciemment fait appel au moment de créer Isaac. Oh, elle avait déjà connu tout cela, ce désir insatisfait de rédemption : elle avait vécu avec, elle l’avait vécu. Cela avait été le moteur de son frère Jason tout comme celui de Diane. Les obsessions de Jason n’étaient guère différentes de celles de Dvali… sauf que finalement, Jason n’avait pas sacrifié un enfant sur l’autel, mais lui-même.
La respiration d’Isaac commença à devenir plus profonde et son corps se rafraîchit un peu. Diane s’interrogea sur la manière dont le garçon avait réagi à la chute de cendres. Bien entendu, le lien passait par les machines des Hypothétiques, les choses semi-vivantes qui naissaient de la poussière tombée, qui y habitaient, qui en sortaient. Mais qu’est-ce que cela signifiait, à quoi cela servait-il, qu’était-ce destiné à accomplir ?
Elle avait dû penser ces derniers mots tout haut – elle avait l’esprit encore un peu embrouillé –, car Sulean Moï dit : « Rien du tout, ce n’était déstiné à accomplir rien du tout. » Sa voix semblait un croassement rauque. « C’est ce que refuse d’admettre le Dr Dvali. Les Hypothétiques se composent d’un réseau de machines autoreproductibles. Tout le monde est à peu près d’accord là-dessus. Mais ils ne sont pas un esprit, Diane. Ils ne peuvent pas parler à Isaac, pas de la manière dont je te parle.