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— Voilà qui est orgueilleux, lança Mme Rebka depuis son coin de ténèbres. Et inexact. Vous avez parlé au garçon mort, Esh, par l’intermédiaire d’Isaac. Vous n’appelleriez pas ça une communication ? »

La Martienne garda le silence. Comme c’est étrange d’en discuter dans l’obscurité complète, se dit Diane. Et comme c’est typique des Quatrièmes. Comment aurait-elle réagi dans une situation aussi difficile avant d’avoir reçu le traitement ? Sans doute aurait-elle été terrassée par la peur. Par la peur, la claustrophobie, et l’horrible bruit régulier de tamisage des cendres (mais elles étaient tellement davantage que des cendres) s’accumulant sur le toit, pesant sur les poutres et madriers du bâtiment.

« Il m’a dit se souvenir d’Esh, répondit enfin Sulean. Les machines aussi peuvent se souvenir. Un téléphone moderne a davantage de mémoire que certains mammifères. Je soupçonne les premières machines des Hypothétiques d’avoir été expédiées dans l’Univers pour rassembler des données, et je les soupçonne de continuer à le faire, de manière infiniment plus subtile. Pour une raison ou pour une autre, le souvenir d’Esh est devenu disponible pour les machines qui l’ont tué. Il est devenu une donnée, à laquelle Isaac arrive à accéder.

— Alors je suppose qu’Isaac en deviendra une aussi », dit Mme Rebka d’un ton soudain plus doux, et Diane songea qu’elle mettait là son cœur à nu. Mme Rebka savait qu’Isaac allait mourir, qu’il n’existait pas d’autre issue possible à son échange avec les Hypothétiques, et une partie d’elle-même avait accepté cette épouvantable vérité.

« Et il se souvient sans doute de Jason Lawton, ajouta Sulean Moï. N’est-ce pas la question que tu as à l’esprit, Diane ? »

Cette vieille chouette martienne était odieuse de perspicacité. Condamnée à s’exiler de sa planète, de son peuple, et même de son état de Quatrième, elle baignait dans l’amertume. Pire, elle avait raison. C’était la question que Diane n’avait pas osé poser. « Il vaut peut-être mieux que je ne le sache pas.

— Et le Dr Dvali ne le tolérerait pas. Il préférerait garder les épiphanies d’Isaac pour lui. Sauf que Dvali n’est pas là.

— Aucune importance, affirma Diane avec un vague sentiment de panique.

— Isaac, appela Sulean Moï.

— Arrêtez, intervint Mme Rebka.

— Isaac, tu m’entends ? »

Mme Rebka lui répéta d’arrêter, mais la voix d’Isaac s’éleva, légère, un murmure. « Oui.

— Isaac, demanda Sulean Moï, tu te souviens de Jason Lawton ? »

Pitié, non, pensa Diane.

Mais le garçon répondit : « Oui.

— Et que dirait-il s’il était là ? »

Isaac s’éclaircit la gorge, un bruit humide, évoquant une grenouille.

« Il dirait : Salut, Diane. Il dirait…

— Assez, supplia Diane. Je vous en prie.

— Il dirait : Fais attention, Diane. Parce que c’est pour bientôt. La dernière chose. »

Quelle dernière chose ? Mais elle n’eut même pas le temps de poser la question que la dernière chose sortit du calcaire et du soubassement loin sous leurs pieds. Elle secoua le bâtiment, elle fit osciller le sol, elle étouffa toute pensée, et elle ne s’arrêta pas.

Vingt-sept

Seul Isaac la vit arriver, car seul Isaac avait des yeux capables de la voir.

Il pouvait voir beaucoup de choses, même s’il en avait très peu décrit y compris à Mme Rebka et à Sulean Moï, ses amies les plus fiables.

Par exemple, il pouvait se voir lui-même. Il se voyait plus nettement que jamais dans l’obscurité totale de la réserve ensevelie. Pas vraiment son corps, mais en baissant les yeux, il voyait l’écheveau argenté de la présence des Hypothétiques en lui. Cela partageait son système nerveux, traçait des filaments incandescents et d’une extrême finesse qui se joignaient en faisceaux à la tige chatoyante de sa colonne vertébrale. Si les autres avaient pu le voir ainsi, cela les aurait sans doute horrifiées. Tout comme cela horrifiait une partie d’Isaac, celle simplement humaine. Mais cette voix était une présence de plus en plus discrète, et une voix dissidente le trouvait magnifique. Il ressemblait à de l’électricité. À des feux d’artifice.

Il voyait aussi les femmes – Mme Rebka, Sulean Moï, Diane –, mais celles-ci brillaient d’une lueur nettement moins puissante. Isaac supposait que cela venait du traitement de longévité, que celui-ci avait introduit en elles un peu (mais juste un peu) de vie des Hypothétiques. On aurait dit des lampes timorées dans le brouillard, tandis qu’Isaac… Isaac était un phare éblouissant.

Et il voyait aussi d’autres choses, derrière les murs.

Il voyait la chute de cendres. À ses yeux, c’était une tempête d’étoiles, chaque grain brillant de manière distincte et se fondant dans un éclat général, une atmosphère de luminosité. Brillante, oui, mais aussi, d’une certaine manière, transparente : il voyait à travers… Surtout vers l’ouest.

Les machines infiniment minuscules des Hypothétiques ne tombaient pas au hasard. Dans leur ensemble, leurs trajectoires se concentraient sur l’endroit où quelque chose de très vieux montait du soubassement rocheux du désert. Cette chose avait remué dans son sommeil comme un béhémoth paresseux et le sol avait tremblé, inclinant les derricks, brisant pompes et oléoducs. Elle avait remué et remué encore tandis que les cendres continuaient à tomber, poussée à une nouvelle activité par des signaux inconnaissables.

Et voilà qu’elle remuait encore, un soubresaut violent. La terre ne se contenta pas de trembler, cette fois, elle rugit, et même si la part simplement humaine d’Isaac ne voyait rien dans l’obscurité, le garçon entendit très distinctement le gémissement de la roche souterraine arrivant au point de rupture, le claquement et craquement des murs en train de s’effondrer. Il sentit une bouffée d’air fétide lui parvenir, puis sa respiration redevint laborieuse et douloureuse.

Mais rien de tout cela n’avait d’importance pour la partie de lui-même capable de voir.

C’est une machine, se dit-il en observant le grand engin se hisser hors de la nuit du désert à plus de deux cents kilomètres à l’ouest. Une machine, oui, mais vivante… c’était les deux à la fois. Les mots ne s’excluaient pas l’un l’autre. La voix en lui qui avait été celle de Jason Lawton dit : Une cellule vivante est une machine faite de protéines. Ce qui tombe du ciel et ce qui monte de la terre n’est que de la vie par d’autres moyens.

La structure géante s’extrayant de la terre à l’ouest ressemblait à l’Arc, du moins aux photos de l’Arc qu’avait vues Isaac. C’était un immense demi-cercle fait de la même matière que la poussière tombant d’au-delà du ciel, condensée et assemblée différemment, ses molécules et ses atomes inhabituels contrevenant à des lois naturelles pour lesquelles Isaac n’avait pas de nom, mais que le souvenir de Jason Lawton reliait à des mots comme « interaction forte » et « interaction faible ». C’était d’un éclat intrinsèque ravissant, un arc-en-ciel brillant de couleurs sans nom. C’était un Arc fait pour être traversé, mais qui ne menait pas sur une autre planète.