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Des choses étaient en train de le traverser. Sortant des ténèbres absolues à l’intérieur de la structure, ténèbres que même Isaac n’arrivait pas à percer, des nuages lumineux s’élevèrent en direction des étoiles.

Diane continua à penser à Jason même une fois blessée.

Le tremblement de terre, série de chocs brutaux, fut presque insupportable dans l’obscurité. Elle comprit ce qui se passait, et parvint à étouffer sa peur au moins quelques instants. Puis le bâtiment commença à s’effondrer.

C’est du moins ce qu’elle déduisit de ses sensations : un coup violent sur son épaule droite et son cou, suivi d’un étourdissement avec perte de conscience, suivi d’un retour à la douleur, de nausées et d’une terrifiante incapacité à respirer. Elle chercha de l’air. Il en entra un peu dans ses poumons, mais pas assez. Loin de là.

« Ne bouge pas. » La voix était un croassement guttural. Mme Rebka ? Non, plutôt Sulean Moï. Diane voulut répondre, mais n’y arriva pas. Ses poumons ne voulaient que tenter faiblement de respirer par spasmes. Elle essaya de s’asseoir, ou au moins de se tourner sur le côté pour éviter de se vomir dessus.

Elle découvrit alors avoir tout le côté gauche du corps engourdi, mort, inutile.

« Une partie du plafond t’est tombée dessus », l’informa Sulean Moï.

Diane s’étouffa et eut un haut-le-cœur, mais rien ne sortit, ce dont elle s’estima heureuse. Et les secousses sismiques avaient cessé, tant mieux. Elle essaya d’évaluer ses propres blessures, mais son esprit manquait de lucidité pour cela, avec son corps si désespérément occupé à chercher de l’air. Elle souffrait. Et elle avait peur. Elle ne craignait pas particulièrement la mort, mais cela, oh, c’était moins supportable que la mort elle-même, c’était pourquoi les gens choisissaient de mourir, pour mettre fin à ce genre de souffrances.

Elle pensa à nouveau à Jason – pourquoi avait-elle pensé à Jason ? – puis à Tyler, son mari disparu. Même ces pensées-là devinrent ensuite trop lourdes à porter, et elle perdit à nouveau connaissance.

Isaac voyait que Diane avait été gravement blessée. Il s’en rendait compte même dans le noir : son éclat, déjà faible, s’était presque éteint. Comparée à Sulean Moï, Diane était une bougie vacillante.

Il avait du mal à se concentrer, envoûté comme il l’était par le paysage invisible tout autour de lui. Envoûté parce qu’il en faisait partie, il le devenait… mais rien d’urgent de ce côté-là. Maintenant que le nouvel Arc s’était assemblé dans l’Ouest – à partir de molécules des Hypothétiques, de granit, de magma, de souvenir –, il y avait une espèce de temps d’arrêt. Tout autour de lui, sur des kilomètres et des kilomètres, la toute nouvelle couche de poussière entra dans une nouvelle phase de métabolisme. Cela prendrait du temps. Isaac pouvait se permettre la patience.

Il surprit Sulean Moï et Mme Rebka en rampant sur tout ce qui était tombé au sol – madriers, morceaux de cloison sèche, fragments de mousse isolante et conduit d’aération en aluminium – jusqu’à l’endroit où Diane Dupree gisait prisonnière d’une lourde solive. Il avait les poumons qui peinaient et l’odeur fétide de la poussière dans la bouche, mais au moins parvenait-il à respirer, ce dont Diane semblait incapable, ou seulement au prix d’efforts importants. Il sut, en tendant le bras pour la toucher, qu’elle avait été blessée par les débris tombés du plafond.

Il voulut lui caresser les cheveux, comme Mme Rebka avait caressé les siens quand lui-même était malade, mais l’endroit au-dessus de l’oreille gauche de Diane s’enfonça sous ses doigts, qu’il retira tout poisseux.

Tyler Dupree était mort un jour du mois d’août, du long mois d’août d’Équatoria, deux ans plus tôt, deux longues années d’Équatoria.

Diane et lui étaient montés à pied au sommet d’une des crêtes onduleuses et abruptes du littoral, juste pour s’y asseoir et regarder la forêt descendre jusqu’à l’océan comme un grand drap d’un vert profond.

Ni elle ni lui n’étaient jeunes, tous deux avaient vécu la plus grande partie de leur vie prolongée comme Quatrièmes. Depuis peu, il arrivait à Tyler de se plaindre de fatigue, mais il avait continué à s’occuper des patients, surtout des jeunes hommes qui travaillaient comme casseurs (et souffraient parfois d’horribles blessures) et des villageois minang parmi lesquels Diane et lui s’étaient installés. Ce jour-là, il avait affirmé se sentir bien, et tenu à faire cette longue randonnée… « Je n’aurai sans doute rien qui ressemble davantage à des vacances », avait-il dit. Diane l’avait donc accompagné, savourant la pénombre des sous-bois et la luminosité des prés d’altitude, mais en restant vigilante, en observant son mari.

Les Quatrièmes avaient un métabolisme puissant, bien que réglé avec précision. On pouvait le pousser loin, mais comme toute chose physique, il avait un point de rupture. L’âge ne pouvait être indéfiniment différé, car le traitement lui-même vieillissait. Quand un Quatrième déclinait, tout son organisme avait tendance à lâcher d’un coup.

Comme c’était arrivé à Tyler.

Elle pensait qu’il pouvait s’en être rendu compte. D’où son insistance à faire cette randonnée. Ils allèrent à un endroit qu’il adorait mais auquel il avait rarement le temps de se rendre, une large étendue de granit et d’herbe de montagne. Ils étalèrent une couverture, puis Diane ouvrit son sac à dos et en sortit les trésors qu’elle avait mis de côté pour l’occasion : du vin australien, du pain des boulangeries de Port Magellan, du rosbif froid, des choses étrangères au régime alimentaire minang dont ils avaient pris l’habitude. Mais Tyler n’avait pas faim. Il s’allongea sur le dos, se servant d’une bosse de mousse comme oreiller. Il avait récemment perdu du poids et sa peau était pâle, alors qu’il s’exposait régulièrement au soleil. Diane lui trouva presque un air d’elfe.

« Je crois que je vais m’endormir », dit-il. Et c’est à cet instant-là, sous le soleil d’août, au milieu de l’odeur des rochers, de l’eau et de la terre noire, qu’elle sut qu’il mourait.

Une partie atavique en elle voulut le sauver, l’emporter en bas de la montagne tout comme lui-même l’avait quasiment transportée à l’autre bout des États-Unis quand elle était sur le point de succomber à une maladie mortelle. Mais il n’y avait pas de remède : on ne pouvait prendre qu’une fois le traitement des Quatrièmes.

Elle aurait tout le temps de le pleurer plus tard. Elle s’agenouilla près de lui et lui caressa la tête. Elle lui demanda : « Tu as besoin de quelque chose ? » et il répondit : « Je suis très bien comme ça. »

Elle s’allongea donc près de lui et le tint dans ses bras dans l’après-midi qui déclinait. Beaucoup plus tard, beaucoup trop tôt, le soleil se coucha, signalant l’heure du retour, mais seule Diane se releva.

Je suis très bien comme ça.

Mais n’était-ce pas Jason avec elle dans le noir ? Son frère Jason mort tant d’années plus tôt ? Non, c’était cet étrange garçon, Isaac, mais sa voix ressemblait tant à celle de Jason…

« Je peux me souvenir de toi, Diane. Si c’est ce que tu veux, je peux le faire. »

Elle comprit ce qu’il lui proposait. Les Hypothétiques se souvenaient de Jason, et elle aussi, mais la longue et lente mémoire des Hypothétiques était moins périssable, elle durait des milliards d’années Voulait-elle le rejoindre dans cette immensité ?

Elle essaya de tourner la tête, mais n’y arriva pas. Elle inspira, juste assez pour pousser un seul mot dehors :

« Non », dit-elle.