La périodicité des chutes de cendres et les grotesques objets estropiés qu’elles produisaient en étaient des preuves suffisantes, d’après elle. On n’avait rien installé de plus en Esh – et en Isaac – qu’une tragique prédisposition aux tropismes extraterrestres. Esh ne pouvait être un « communicant » parce qu’il n’y avait personne avec qui communiquer.
On ne pouvait nier que l’évolution avait produit des esprits intelligents, et Sulean supposait possible que la longue évolution interstellaire des machines des Hypothétiques en ait produit aussi – localement, provisoirement. De telles intelligences, si elles existaient, n’étaient toutefois pas le processus, mais un sous-produit. Elles ne contrôlaient qu’elles-mêmes. Elles ne pouvaient être « les Hypothétiques » tels que les imaginait le Dr Dvali.
Cela continuait toutefois de la déconcerter que, manifestement, Isaac se souvienne d’Esh, mort bien des années avant sa naissance. Si Esh était devenu un souvenir dans l’écologie en réseau des Hypothétiques, un tel souvenir pouvait-il disposer de volonté ? Et quel était l’être, ou la chose, qui se souvenait ?
« Sulean… »
C’était Mme Rebka, qui refusait de s’éloigner d’Isaac. Sa voix sortit des ténèbres de leur tombeau étanche comme en provenance d’une distance infinie. « Oui, quoi ?
— Vous entendez ça ? »
Sulean mit ses pensées en sourdine et tendit l’oreille.
Un grattement intermittent. Le tac-tac-tac de quelque chose de compact tapotant la roche. Suivi par un autre grattement hésitant.
« Quelqu’un essaye de nous déterrer, expliqua Mme Rebka. Sûrement Avram et les autres, ils doivent savoir qu’on est là ! »
Tic-scratch-tic. Oui, peut-être, se dit Sulean. Mais Isaac lança alors, très soudainement et avec une netteté surprenante : « Non, madame Rebka. Ce n’est pas les autres gens qui veulent entrer. Ce n’est pas des gens du tout. C’est eux. »
Sulean se tourna vers l’endroit d’où lui arrivait la voix du garçon. Elle réprima sa propre peur pour demander : « Isaac, tu sais vraiment ce qui se passe ?
— Oui. » Il parlait sans la moindre excitation dans la voix. « Je les vois.
— Les Hypothétiques ? »
Un silence. « On peut les appeler comme ça.
— Dans ce cas, explique-moi, s’il te plaît, Isaac. Tu en fais partie, maintenant, non ? D’une manière qu’Esh n’a jamais connue. Dis-moi ce qui se passe. »
Pendant un moment, il n’y eut que le tic-scratch-tic sur les murs du bâtiment effondré dans lequel ils étaient piégés.
Puis Isaac se mit à parler.
Trente
Turk se servit des restes brisés de chaussée et de trottoir pour s’orienter dans la forêt extraterrestre qui, peu de temps auparavant, était encore une cité-dortoir pour ouvriers foreurs. Il parvint à retrouver le parking du centre commercial – lignes blanches, bitume fissuré –, d’où quelques minutes de marche leur suffirent pour gagner le bâtiment devant lequel ils avaient laissé Diane Dupree, Sulean Moï, Mme Rebka et Isaac.
Sauf qu’il n’y avait plus de bâtiment. Turk découvrit des décombres où les arbres avaient poussé plus serré, masquant encore davantage la faible lumière de ce qui était, désormais, l’après-midi. Il y avait là un remblai de débris de carrelage, de plaques de plâtre, de bois, de feuilles d’aluminium tordues en formes improbables. Derrière, dans la pénombre, des poutrelles d’acier se dressaient en rectangles squelettiques. Des prolongements des arbres, semblables à des racines, s’entortillaient sur certaines de ces poutrelles et colonnes.
« Dirigeons-nous vers l’extrémité sud du centre », dit-il. C’était l’emplacement ou l’ancien emplacement du magasin d’alimentation. « Il y a peut-être encore quelque chose debout là-bas. »
La forêt hantée, pensa Lise.
Oh ça oui, et pas qu’un peu.
Elle s’aperçut qu’elle déclamait en silence une phrase d’un livre de contes que son père lui avait lu quand elle était petite ; elle avait complètement oublié le livre et le conte, mais pas (de la voix mélodramatiquement traînante de son père) : Dans la sombre forêt ils s’enfoncèrent. Dans la sombre forêt ils s’enfoncèrent. Dans la sombre forêt d’arbres abritant des oiseaux qui ressemblaient à des feuilles de papier déchiré, la forêt de laquelle (un autre fragment du même conte) il leur fallait s’échapper, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Parce qu’il y avait des loups, ou pire, et la nuit approchait, et elle ne savait pas comment en sortir. Elle voulait se précipiter hors des couvertures pour attraper la main de son père. Elle le voulait plus que tout.
Mais c’était impossible. Elle se réprimanda, cette fois avec la voix de sa mère : ne sois pas stupide, Lise. Redresse-toi. Marche droit.
Elle aurait marché droit sans voir l’amas de métal tacheté de plâtre devant lequel elle passait si Turk ne l’avait pas montré du doigt : c’était le tout-terrain que conduisait Mme Rebka au moment où les deux groupes s’étaient séparés. Elle reconnut l’acier ajouré des roues, très visible sur l’automobile renversée par un tronc droit comme une tige qui sortait de la chaussée fissurée. Le véhicule était désormais inutilisable, mais il aurait été de toute manière impossible de se servir d’une voiture tant que cette forêt ne redisparaissait pas dans le sol, ce qui ne semblait pas devoir arriver de sitôt. Si on part d’ici, se dit Lise, il faudra le faire à pied. Perspective peu engageante. La bonne nouvelle était qu’il n’y avait personne dans le tout-terrain : Isaac et les trois femmes ne se trouvant pas à l’intérieur, ils pouvaient être encore vivants quelque part.
« On n’est donc pas loin du magasin d’alimentation », déduisit Turk, et le Dr Dvali se précipita imprudemment quelques mètres plus loin, où on discernait vaguement les restes d’une devanture derrière un bosquet de pousses extraterrestres.
Le tremblement de terre n’avait pas épargné cette partie du centre commercial, et si les autres s’y étaient mis à l’abri, cela pouvait leur avoir coûté la vie. Fait si évident qu’il ne servait à rien de l’énoncer. Le Dr Dvali voulut se mettre à creuser tout de suite – si vain que puisse être de s’attaquer à trois à quelques tonnes de décombres – mais Turk dit : « Allons d’abord voir à l’arrière. La structure m’a l’air d’y avoir un peu moins souffert. »
Le dos voûté, Dvali resta encore un instant au bord des ruines, et pour la première fois, Lise ressentit une certaine sympathie à son égard. Toute la nuit, toute la matinée, elle s’était imaginé Isaac et les trois femmes blottis quelque part en lieu sûr : le groupe serait réuni, puis Turk et elle partiraient vers un havre de sécurité même si ces Quatrièmes déments tenaient à rester ici, au pays des aberrations. C’était son scénario le plus optimiste.