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Il semblait désormais irréalisable. L’histoire pourrait se terminer en drame. Il pourrait n’y avoir aucun moyen d’échapper à la sombre forêt. Peut-être que pour Isaac et les trois femmes, se dit-elle, l’histoire est déjà terminée.

À première vue, l’arrière du centre commercial semblait moins endommagé que l’avant, mais uniquement parce que les quais de chargement en béton avaient résisté aux secousses. Au point de vue structurel, tout était en pagaille. Lise en fut démoralisée et le Dr Dvali parut refouler ses larmes.

Ce fut Turk qui, avec une résolution sinistre, continua à se frayer un chemin le long du champ de ruines, lui qui finit par se retourner en levant la main pour qu’ils cessent d’avancer, et par leur dire à voix basse : « Écoutez. »

Lise s’immobilisa. Elle entendit les palpitations habituelles de la forêt, auxquelles elle s’était presque habituée. Le vent s’était levé et les globes lumineux produisaient leur musique assourdie de bois entrechoqué. Mais derrière cela ? Ce bruit faible ?

Une espèce de grattement, de creusement.

Dvali lança : « Ils sont vivants ! Il le faut !

— Ne sautons pas aux conclusions, dit Turk. Suivez-moi en essayant de ne pas faire de bruit. »

Dvali était assez Quatrième pour refréner son nouvel accès d’optimisme. Laissant Turk ouvrir la marche, tous trois avancèrent à cinquante centimètres les uns des autres vers la source du grattement/creusement, de plus en plus perceptible à chaque pas. Lise sentit faiblir son optimisme : le bruit ne lui semblait pas naturel. Avec son rythme implacable, trop patient, quelque part, pour être totalement humain…

Puis Turk les arrêta à nouveau de sa main levée et leur fit signe d’approcher pour regarder.

Il y avait du mouvement sur l’un des quais de chargement endommagés. Mais comme Lise commençait à s’en douter, ce mouvement provenait des Hypothétiques. Une épaisse haie de ce que Dvali appelait « roses oculaires » avait poussé là, leurs yeux à pétales tous braqués sur les décombres. Autour d’elles, les arbres avaient produit une épaisse couche de racines mobiles qui se tortillaient, certaines très pointues, d’autres aplaties en lames spatulées. C’était cet ensemble de racines qui creusait. Surréaliste, pensa Lise avec un peu de vertige, surtout que les décombres ne contenaient pas seulement du béton, de l’acier et du plastique, mais des boîtes de céréales écrasées, des bouteilles de lait et des conserves. Elle vit un cirre bleu foncé s’enrouler autour d’une boîte de soupe de taille industrielle, froissant l’étiquette de papier rouge et blanche, puis la soulever pour permettre à l’œil-fleur le plus proche de l’examiner, et la passer ensuite à un autre tentacule qui la transmit à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la boîte soit déposée sur le terril des décombres déjà dégagés.

Le processus était si obstinément implacable qu’il lui donna envie de rire. Elle préféra regarder, pendant ce qui lui sembla une éternité. Si les roses oculaires avaient conscience de leur présence, elles n’en laissaient rien paraître. Le patient creusement continua encore et encore. Grattant, sondant, tapotant et dégageant…

Elle réprima un hurlement quand Turk lui posa soudain la main sur l’épaule. « On devrait reculer un peu », chuchota-t-il. Cela lui parut une excellente idée.

Le soleil se couchait-il déjà ? Lise avait perdu sa montre quelque part en chemin, ou peut-être dans la cité-dortoir des foreurs. Elle détestait se dire que la nuit arrivait.

Dès qu’ils se sentirent libres de parler (mais toujours à voix basse, comme si les roses oculaires pouvaient les entendre, et pour ce qu’elle en savait, peut-être le pouvaient-elles), Turk dit à Dvali : « Désolé que le bruit ne vienne pas des femmes… »

Mais l’espoir continuait à briller dans le regard de Dvali. « Vous ne comprenez pas ? Ça veut dire qu’ils doivent être vivants là-dessous… du moins Isaac doit être vivant ! »

Car c’était Isaac que voulaient les Hypothétiques. Peut-être ces pousses n’étaient-elles pas douées de raison, individuellement ou collectivement, mais elles savaient que des rochers et des ruines les avaient séparées de l’un des leurs.

Elles voulaient Isaac. Mais qu’en feraient-elles quand elles le trouveraient ?

« On ne peut qu’observer, dit le Dr Dvali. Camper ici pour observer jusqu’à ce que le garçon sorte de là vivant. »

Sorte de là pour trouver la mort, songea Lise.

Trente et un

Dans les ténèbres de la réserve ensevelie, Isaac s’efforçait de se cramponner à ce qui restait de lui-même.

À l’extérieur de sa prison de décombres, il voyait la forêt lumineuse, une vaste prairie de lumière, et au milieu de celle-ci la structure d’une beauté insoutenable sortie du grès fracturé et du soubassement rocheux du désert, une chose à laquelle le souvenir de Jason Lawton voulut donner le nom d’« Arc temporel ». Inerte tout le long de son sommeil hibernal de dix mille ans, prisonnière de la roche, elle l’avait appelé depuis le point le plus à l’ouest du compas, avait désormais brisé ses propres liens pour se libérer de la terre puis acquis une taille et une puissance énormes, et si Isaac pouvait seulement traverser ces murs, il irait la retrouver.

« Isaac… »

La voix de la Martienne lui parvint comme de très loin. Il essaya de l’ignorer.

Il voyait l’Arc temporel, ainsi que d’autres choses. Il voyait, hélas, le corps de Diane Dupree. Elle était morte, mais sa partie non entièrement humaine, sa « Quatrièmeté », vivait encore un peu, essayait tant bien que mal de réparer son cadavre, ce qui, bien entendu, lui était impossible. Sa lumière vacillait comme la flamme d’une bougie restée si longtemps allumée qu’il n’en reste plus qu’une flaque de cire et un ultime bout de mèche. La partie Jason Lawton d’Isaac pleura Diane Dupree.

Ces souvenirs, ceux qui appartenaient à Jason et à Esh, avaient pris leur indépendance dans l’esprit d’Isaac, si bien que le garçon craignait de se perdre en eux. Je me souviens, pensait-il, mais les souvenirs étaient infinis, et seule une fraction de ceux-ci lui appartenait. Même le mot « je » avait désormais pris une double ou triple signification. J’ai vécu sur Mars. J’ai vécu sur Terre. Je vis sur Équatoria. Autant d’affirmations exactes.

Et il ne voulait pas refouler complètement les souvenirs contradictoires, parce qu’ils le réconfortaient autant qu’ils l’effrayaient. Qui l’accompagnerait dans le vortex de l’Arc temporel, sinon Jason et Esh ?

« Isaac, tu sais vraiment ce qui se passe ? »

Oui, il le savait, du moins en partie.

« Dans ce cas », et il se rendit compte que c’était la voix de Sulean Moï, l’amie d’Esh, celle d’Isaac, « explique-moi, s’il te plaît. »

Cette explication devait venir de Jason Lawton. Il se tourna vers Sulean, s’approcha d’elle, tendit la main vers elle dans le noir et prit la sienne, comme Esh ou Isaac auraient pu le faire, puis parla avec la voix de Jason.

« C’est une boucle intégrée aux cycles et aux saisons de… des Hypothétiques… » Des saisons, il ressentit la justesse du terme : des saisons à l’intérieur de saisons d’époques géologiques, le flux et le reflux de l’océan de vie de la galaxie. « Dans un… dans ce qu’on pourrait appeler un système solaire mature, les éléments des Hypothétiques accroissent leur masse, accumulent des informations, se reproduisent, jusqu’à ce qu’à un moment critique, les plus vieux des spécimens encore en vie subissent une espèce de sporulation… produisent des élisions condensées d’eux-mêmes qui ressemblent à des nuages de poussière ou de cendre… et ces nuages suivent de longues orbites elliptiques qui croisent la route de planètes où ils se rassemblent…